Anuna De Wever Van Der Heyden
Honnêteté radicale. Indulgence radicale
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« Ce qui me touche profondément, c’est le manque d’attention bienveillante dans notre société. L’attention et la bienveillance semblent de plus en plus absentes, dans les débats politiques, mais aussi dans la vie quotidienne. À 23 ans, je vois combien de jeunes font face à un burn-out, à des douleurs physiques et des maladies de longue durée. On dirait que nous avons fini par considérer cela comme normal », analyse Anuna De Wever-Van Der Heyden.
« Dans les cercles militants aussi, je vois des personnes s’investir pleinement pour le changement social, souvent sans rémunération et au détriment de leur propre bien-être. Dans notre société, prendre soin des autres n’est plus une priorité. C’est notoire absolument partout. Pourtant, ce n’est qu’en choisissant radicalement de prendre soin les uns des autres que nous pourrons rompre avec un système qui nous pousse collectivement vers l’abîme et commencer à construire quelque chose de véritablement humain. Un autre monde prend forme. »
Anuna De Wever-Van Der Heyden est une militante humanitaire et travailleuse indépendante. Aujourd’hui, elle est une voix forte dans le débat sociétal sur la justice climatique, les inégalités et le changement systémique. Dans son livre « Laten we eerlijk zijn» ([Soyons honnêtes]2024), elle met l’accent sur les structures politiques à l’origine de la crise climatique et des inégalités sociales. Anuna intervient régulièrement dans les écoles et les médias pour souligner la nécessité d’une prise de conscience collective et d’un engagement citoyen, plaidant en faveur d’une refonte radicale du système économique.
« Je rencontre énormément de jeunes confrontés à un manque de ‘purpose’. Beaucoup ne trouvent pas de sens au travail qu’ils font. Ils se demandent pourquoi se lever tôt chaque jour, se coucher tard et se stresser à mort pour une entreprise, une organisation ou une instance publique à laquelle ils ne se sentent pas liés. J’évolue évidemment dans un environnement de jeunes penseurs critiques qui veulent créer eux-mêmes des choses. Mais on leur laisse rarement la possibilité de le faire. Si je n’étais pas freelance, je serais également contrainte de rentrer dans un moule professionnel que je ne cautionne pas. »
Donner du sens est essentiel. Les jeunes sont activement en quête de sens, surtout dans un monde qui semble de plus en plus douloureux. Il ne s’agit pas seulement de la crise climatique, dont les jeunes sont très conscients, mais aussi de l’actualité : inégalités extrêmes, montée du fascisme, crise du pouvoir d’achat, crise énergétique, pandémies, guerres, génocides, conflits… Cela ne ressemble pas vraiment à l’avenir auquel nous aspirons. Et lorsque des jeunes critiques se retrouvent dans des organisations qui refusent de remettre quoi que ce soit en question, cela engendre chez eux une profonde frustration et surtout une grande fatigue.
« Quand on prend du recul, cela devient douloureusement évident dans la manière dont le monde traite la communauté palestinienne, mais tant d’autres personnes aussi. Cela a constitué une part importante de mon activisme ces deux dernières années », raconte Anuna. « Ce qui se passe là-bas est non seulement un génocide au sens propre, mais aussi de l’exploitation pure et simple, économique, politique et humaine. »
« Tant que nous ne reconnaîtrons pas les structures de pouvoir sous-jacentes, nous ne comprendrons pas pourquoi la crise climatique est si persistante. »
La résistance et l’imagination comme fondement du changement
La question de la démocratisation de notre système économique préoccupe profondément Anuna. Dans les entretiens préparatoires à un documentaire qu’elle réalise sur The Cost of Growth (Le coût de la croissance) elle entend sans cesse la même chose : « il faut revenir à un monde où prendre soin les uns des autres est central ». Prendre soin n’est pas accessoire, mais essentiel. Dans notre société de performance, on ne fait quasiment plus attention aux autres au quotidien. Et tant que nous ne ferons pas ce qu’il faut pour prendre soin les uns des autres, nous resterons coincés dans un monde où nous nous noyons collectivement.
« La déshumanisation de certains groupes me bouleverse », souligne Anuna. « Elle est le reflet d’un racisme structurel, mais aussi d’un système économique fondé sur l’exploitation et la soif de ressources. C’est ce système qui alimente les guerres, envahit des pays et réduit les êtres humains à des moyens. »
En Italie, Anuna a visité le collectif GKN, installé dans une ancienne usine Fiat à Campi Bisenzio près de Florence, reprise en 1994 par la multinationale GKN. Lorsque l’entreprise automobile a décidé de délocaliser la production vers un pays à main-d’œuvre moins chère en 2021, plus de 400 personnes allaient perdre leur emploi. Mais au lieu d’accepter leur licenciement, les ouvriers ont occupé l’usine. Ils ont rejoint le mouvement climatique et élaboré un plan de réindustrialisation durable. Le collectif GKN veut relancer l’usine avec une gestion collective et durable, et a déjà récolté plus d’un million d’euros via une protocoopérative et l’actionnariat citoyen. Malgré les obstacles juridiques, le mouvement continue de croître.
Un exemple actuel est le mouvement Global Freedom March for Gaza, qui a rassemblé plus de mille personnes pour se rendre en Égypte et franchir symboliquement la frontière en juin. Le plus tragique, c’est que ces conflits – génocide, exploitation massive, licenciements collectifs – découlent tous du même système économique, dont la bienveillance et l’humanité sont structurellement absentes.
C’est pourquoi les mouvements militants ne doivent pas seulement protester, mais aussi élaborer des alternatives. Anuna se souvient de Dario, du collectif GKN, qui avait déjà pressenti la fin lorsque la direction se disputait au sujet de la pause déjeuner. Les travailleurs avaient droit à 15 minutes, mais c’était trop court pour aller à la cantine et revenir. Pourtant, la direction voulait réduire ce temps à 10 minutes et interdire aux collègues de déjeuner ensemble : elle voulait les oblige à monter à tour de rôle et briser ainsi les liens entre les travailleurs.
C’est de cette prise de conscience qu’est née l’occupation, un acte collectif de résistance et d’imagination. Le collectif d’usine, une communauté portée par l’attention aux autres et la solidarité, a commencé à construire, à partir de ses propres forces, quelque chose de nouveau, ensemble.
Là où l’on prend soin, naît la communauté
« Prendre soin, c’est se voir mutuellement comme des êtres humains », souligne Anuna. « Cette idée semble évidente, mais elle va à l’encontre du système dans lequel nous vivons aujourd’hui : une économie fondée sur la recherche du profit et l’accumulation du pouvoir. »
Le système sociétal actuel n’est pas conçu pour prendre soin des gens, ni pour favoriser la bienveillance et la solidarité. Il est structuré au service des intérêts d’un petit groupe, et cela se répercute dans toutes les sphères de la société : entreprises, institutions, organisations. Partout, on voit les gens en compétition les uns avec les autres.
Cette compétition mutuelle ne se limite pas à l’économie ou à la politique. Elle s’infiltre même dans le secteur des soins, où la bienveillance devrait pourtant être centrale. Une connaissance, étudiante en troisième année de médecine, m’a récemment confié que le plus difficile dans sa formation n’était pas la matière, mais la concurrence constante. Les étudiants se battent pour les meilleurs stages, les meilleures recommandations, les spécialisations les plus prestigieuses.
La compétition se manifeste dans tous les domaines de la société. Et c’est précisément cela qui mine notre capacité à prendre soin les uns des autres. Car cela commence par quelque chose de simple mais fondamental : se voir comme des humains. Se connaître. Savoir comment s’entraider.
« C’est pour cette raison que la notion de communauté, souvent évoquée dans les cercles militants, est si importante », explique Anuna. « La collectivité est une nécessité. Pourtant, c’est une valeur largement absente de la philosophie dominante en Occident. Nous vivons sur un continent fortement individualisé, où chacun vit sur sa propre île : préoccupé par sa carrière, sa famille, sa vie. Nous ne connaissons plus nos voisins. Si nous voulons vraiment construire une société bienveillante, il faut commencer tout près : dans nos familles, dans nos quartiers. »
Un exemple qui a profondément marqué Anuna : « Quelque part aux États-Unis, des agents de l’ICE ont tenté d’arrêter quelqu’un dans un quartier résidentiel. Mais les habitants sont sortis en masse. Les voisins se sont interposés. Et les agents ? Ils ont dû battre en retraite. Ils étaient simplement trop peu nombreux. Là, je me suis dit : ça, c’est prendre soin. »
Imaginez : regardez simplement autour de vous, dans votre propre quartier. Qui y vit ? Y a-t-il des personnes particulièrement vulnérables ou à risque ? Que pouvons-nous faire les uns pour les autres ? C’est là que tout commence, dans votre propre quartier. L’idée de communauté, de formation d’un collectif, est quelque chose qu’Anuna cherche toujours à promouvoir dans son activisme, même si elle trouve cela difficile. Elle remarque d’ailleurs que les personnes qui ne sont pas originaires d’Europe semblent avoir beaucoup moins de mal avec cela. Pour elles, il est naturel de s’entraider au sein d’une communauté. C’est quelque chose que nous devons réapprendre.
La polarisation croissante de la société, qui dépasse désormais les clivages politiques, est un grand obstacle à la bienveillance. « Nous vivons dans un climat social durci, où la haine et la méfiance prennent de plus en plus de place, y compris envers les personnes LGBTQI+ », raconte Anuna. C’est un sujet qui la touche personnellement. En tant que personne queer en couple avec une femme, elle est aux premières loges s’agissant des manifestations de haine envers les jeunes qui se multiplient. Certains sont même agressés physiquement par des concitoyens, parfois même par des policiers. Cela se produit régulièrement à Bruxelles, souvent sans conséquences pour les auteurs. Ces expériences contribuent à quelque chose de bien plus vaste : la déshumanisation. Et tant que les gens seront déshumanisés, la véritable bienveillance restera impossible.
Beaucoup de choses bougent sous le radar. Qui ne regarde que vers le haut, voit peu d’espoir
Les mouvements de solidarité, les collectifs et les initiatives locales donnent de l’espoir. Ils émergent par la base, non pas des institutions ou des politiques, mais des gens qui se soutiennent mutuellement. « En tant qu’activiste, je ne crois plus que le changement vienne d’en haut », affirme Anuna. « Le vrai changement commence à la base. Chez les personnes les plus touchées aujourd’hui : les malades chroniques, les personnes en burn-out ou en situation de handicap. Elles montrent où le système faillit. »
À partir de ces expériences de terrain peut naître une discussion sociétale plus large, enracinée dans la réalité, et non dans le langage politique. En même temps, nous restons coincés dans un modèle économique fondé sur la croissance. Chaque année, il faut 2 à 3 % de plus. Pas de croissance ? Alors c’est la récession. Ce modèle engendre compétition, inégalités et épuisement. Parfois, l’indignation éclate, comme dans le cas de l’exploitation minière au Congo. Mais ce genre d’exploitation existe à grande échelle dans de nombreux pays du Sud mondial.
Même les lois qui promettent le changement se révèlent vidées de leur substance, comme la directive européenne sur le devoir de vigilance, qui oblige les grandes entreprises à respecter les droits humains, les droits du travail et les normes environnementales dans toute leur chaîne d’approvisionnement internationale. Mais son application est limitée, les sanctions sont absentes, et les entreprises font elles-mêmes leurs rapports.
« Pour moi, cette loi relative au devoir de vigilance est un peu comme le Green Deal : une belle façade avec des principes et des valeurs nobles, destinée à présenter l’Europe comme le meilleur élève de la classe. Mais derrière cette façade, il n’y a souvent pas grand-chose », constate Anuna. « Et pendant ce temps, l’Europe investit des milliards dans la défense. Soi-disant pour se préparer aux conflits futurs. Mais cela en dit long sur nos priorités : nous ne nous soucions absolument pas de l’avenir du monde. Vraiment pas. »
Même au Forum économique mondial de Davos, les décisions prises ne sont que rarement dans l’intérêt de la société. Ce qui s’y joue, c’est surtout de la gestion de réputation : communication, image et bienveillance via la philanthropie.
« Le capitalisme a une date de péremption. La série interminable de crises que nous vivons actuellement en est la preuve. Il dépend de nous tous de faire émerger un système plus juste. »
« Qui ne regarde que vers le haut, voit peu d’espoir », reconnaît Anuna. « Mais à la base, quelque chose de nouveau est en train de naître. J’ai moi-même dû changer mon fusil d’épaule. Là où je plaidais autrefois pour plus d’ambition, plus de politique, plus de responsabilité politique, je vois maintenant clairement la réalité : dans le système tel qu’il fonctionne aujourd’hui, le vrai changement est impossible. Soyons honnêtes. » C’est d’ailleurs le titre du livre qu’elle a publié l’an dernier.
Les voix hors champ
« En Belgique, il y a beaucoup de penseurs : philosophes, faiseurs d’opinion, voix publiques comme la mienne parfois. Ils sont souvent invités à réfléchir d’en haut sur les enjeux de société. Mais ce type de réflexion passe souvent à côté de l’essentiel. Le changement ne part pas de l’abstraction, mais des personnes les plus concernées. En ignorant systématiquement ces voix, nous restons avec des angles morts, y compris en nous-mêmes. J’ai par exemple été co-initiatrice des marches pour le climat en Belgique. Cela m’a donné une grande visibilité », reconnaît Anuna. « Mais il y avait tant d’autres activistes qui étaient bien plus impliqués, qui en savaient plus, qui vivaient l’injustice au quotidien, et qui n’ont presque jamais été entendus. Je parlais souvent de mon avenir, de mes inquiétudes. Mais soyons honnêtes : je suis blanche, diplômée, issue de la classe moyenne, et pour l’instant pas menacée directement. »
« Pour moi, il s’agit d’honnêteté radicale. Être honnête sur ce que j’ai vu ces six dernières années et ce que cela signifie. »
Pour beaucoup, la crise climatique est déjà une réalité quotidienne. Pourtant, c’est Anuna De Wever-Van Der Heyden qui a été invitée à s’exprimer. Cette dynamique s’est répétée encore et encore. Cela a changé son regard sur les médias. Ce qui passe pour un débat est souvent une mise en scène : position A contre position B, quinze minutes de joutes verbales, mais aucun véritable échange.
Le vrai changement demande du temps, de l’attention et une pluralité de voix. C’est devenu évident lors de la campagne In My Name, portée par des personnes sans papiers. En les suivant, une chose m’est apparue clairement : c’est ainsi que le changement fonctionne.
Le système a toujours résisté. Ce que nous voyons aujourd’hui est une forme moderne de colonialisme. L’esclavage a peut-être été aboli officiellement, mais l’exploitation existe toujours, sous d’autres formes. Et l’abolition de l’esclavage n’est pas venue d’en haut non plus. Ce changement aussi a été le fruit de résistances, de soulèvements et des sacrifices de milliers de personnes réduites en esclavage. Ce n’est qu’alors que l’élite politique a été contrainte d’agir.
L’histoire se répète. Les mouvements de résistance ont toujours ouvert la voie. Aujourd’hui, nous avons, en Belgique notamment, l’espace pour contribuer au changement. Mais cela commence toujours par une prise de conscience : le système ne se réformera pas de lui-même. Les véritables alternatives devront venir de la base.
Point de bascule pour la société civile
La société civile devrait se révolter bien davantage. C’est son rôle : exercer une pression politique, pas se justifier sans cesse ou s’adapter au système. La communication et la sensibilisation sont importantes, mais sans action ni confrontation, rien ne change. Aujourd’hui, de nombreuses ONG se comportent comme des prolongements du système. Elles organisent des conférences, les politiciens viennent y faire acte de présence, et cela donne l’illusion que tout fonctionne, alors que ce n’est pas le cas. Cette façade légitime le statu quo.
« Je l’ai vécu moi-même », explique Anuna. « Quand les marches pour le climat ont commencé, le monde politique a paniqué un instant. Nos dirigeants ont invité les jeunes manifestants. Il y a eu des photos, des poignées de main. Mais quand il a fallu prendre des décisions, comme voter une loi climat, ils se sont désistés. C’est pourquoi nous avons durci notre communication. Nous avons présenté un plan d’action concret, élaboré avec plus de cent experts. Depuis, nous faisons face à des vents contraires surtout : pression politique, obstruction, sabotage. »
Le problème, c’est que la société civile dépend souvent des subventions. Cela rapproche les organisations du pouvoir, et elles n’osent pas toujours dire ce qui est réellement nécessaire. « Des collaborateurs d’organisations de la société civile disent parfois : ‘Je voudrais dire cela, mais je ne peux pas. Cela mettrait notre fonctionnement en danger.’ Et là, on n’est plus un contre-pouvoir, mais une partie du système. »
« Dans un monde en mutation rapide, la société civile doit aussi se réinventer pour rester pertinente et résiliente. »
La sécurité sociale est née à l’origine de mouvements de résistance : des gens qui se sont organisés pour s’entraider. Ce principe de solidarité mutuelle reste au cœur du système. La naissance des mutualités en est une belle illustration. Cela se retrouve même dans le mot : mutualité, réciprocité.
« Cette solidarité est cruciale », insiste Anuna. « Aujourd’hui, la sécurité sociale est l’un des derniers piliers qui permettent à des milliers de personnes, rien qu’en Belgique, de tenir debout. Il en va de même pour les syndicats, qui jouent encore un rôle essentiel dans la défense des droits et le soutien aux travailleurs. Pour rester pertinentes et résilientes, ces structures devront se repositionner. Car la sécurité sociale est elle aussi fortement mise sous pression. »
La société civile joue un rôle crucial dans notre collectivité. Mais elle doit aujourd’hui se demander comment elle se positionne face aux mutations sociales actuelles. Une droitisation claire est en cours. Qu’allons-nous faire face à cela ? Suivrons-nous cette tendance ou resterons-nous fidèles aux principes fondateurs de la société civile ?
« Ce que nous constatons souvent, c’est que des idées issues de mouvements de résistance sont fortement édulcorées une fois intégrées dans le courant dominant », analyse Anuna. « C’est précisément pourquoi il est important que la société civile reste critique et fidèle à l’esprit originel de résistance. »
Pendant ce temps, la protection de la planète – du climat, de la nature et des écosystèmes – ne progresse pas. Au contraire, la situation s’aggrave et l’urgence est plus grande que jamais. On parle beaucoup de « transition énergétique verte », mais elle est à peine visible dans la pratique. La manière dont nous produisons de l’énergie aujourd’hui est tout sauf verte. Au lieu de remplacer les énergies fossiles, nous empilons les sources renouvelables par-dessus. Cela s’explique par une demande énergétique toujours croissante, alimentée par une logique économique de croissance continue de la production et de la consommation.
« Tant que nous n’oserons pas remettre fondamentalement en question cette logique, il sera difficile de parler de véritable transition, encore moins de transition durable », affirme Anuna. « Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un changement superficiel du système, mais d’une révolution structurelle profonde. Une restructuration radicale : anticapitaliste et décoloniale. J’ai moi-même longtemps concentré mon activisme sur le climat, mais cela ne suffit pas. Non pas parce que nous ignorons les solutions, ni parce que l’argent manque, mais parce que les vraies solutions vont à l’encontre du fonctionnement actuel de notre économie. »
Honnêteté radicale, humanité radicale
Reconnaître que le vrai changement ne peut pas se produire à l’intérieur du système est une prise de conscience difficile, qui soulève des questions. Que construisons-nous alors ? Avec qui ? Comment ? Beaucoup de gens décrochent à ce stade, et c’est compréhensible. Même au sein des institutions, il semble parfois plus facile de continuer à croire au changement de l’intérieur. Mais celui qui regarde honnêtement verra que cela ne fonctionne pas.
« C’est pourquoi je plaide pour une honnêteté radicale », répète Anuna. « Y compris sur mes propres choix, mon parcours, mes angles morts. Dans les cercles militants, nous sommes souvent très exigeants envers nous-mêmes et les autres. Mais si nous voulons encore sauver quelque chose, nous devons forger des alliances avec ceux qui choisissent l’humanité. Ce qui exige un autre socle. Pas seulement des principes et des critiques, mais aussi de l’indulgence. De l’indulgence vis-à-vis de là d’où nous venons, des idées avec lesquelles nous avons grandi, des visions du monde que nous devons désapprendre. Et de l’indulgence dans le processus de construction, car c’est essentiel si nous voulons, ensemble, avec beaucoup de monde, parvenir à quelque chose. »
Sur les plans économique, financier et politique, les activistes rencontrent énormément de résistance. Ils consacrent la majeure partie de leur temps à la lutte. Il ne reste qu’une infime portion pour la construction, et c’est justement le plus difficile. À cause du burn-out et de l’épuisement mental, ils ont à peine le temps d’avoir des conversations fondamentales sur les alternatives possibles.
Cette pression structurelle n’est pas une loi naturelle, mais le résultat d’un système qui rend les gens malades : précarité de l’emploi, compétition, surproduction. Nous courons dans tous les sens, sans savoir pourquoi. Et pendant ce temps, l’espace pour la construction collective se réduit. Les politiciens eux-mêmes reconnaissent que leur marge de manœuvre est limitée. Le pouvoir s’est déplacé vers le secteur privé. Ils ne sont pas des marionnettes, mais souvent des pions dans un jeu qui se joue ailleurs.
Un autre monde est en chemin
« Another world is not only possible, she is on her way. On a quiet day, I can hear her breathing. » (Un autre monde non seulement est possible, il est en route, et par une journée tranquille, je peux entendre son souffle.) Cette citation de l’écrivaine et activiste indienne Arundhati Roy est chère au cœur d’Anuna et lui donne de l’espoir. Malgré l’absence de perspective apparente – pensons à la Palestine ou à la crise climatique – des personnes construisent partout des alternatives. Des mouvements de base, souvent portés par des jeunes, prennent d’énormes risques dans une lutte qui rappelle les anciens mouvements sociaux.
Pourtant, le système continue de se maintenir obstinément. En Italie, quelque 500 ouvriers ont proposé un plan social pour transformer leur usine automobile en centre de transport durable. Ils ont reçu du soutien, mais ont aussi fait face à beaucoup d’opposition. Les décideurs parlent de transition, mais agissent autrement. En coulisses, d’autres intérêts sont en jeu. Ce qui est porteur d’espoir : des étudiants se sont mobilisés massivement pour soutenir ces ouvriers. Ils n’ont pas vu cela comme une lutte lointaine, mais comme une bataille pour leur propre avenir : « Si une usine peut disparaître comme ça, que dit-on de notre sécurité d’emploi demain ? » En Belgique, cette solidarité est souvent absente. Chez Audi Forest, seules quelques personnes sont restées au piquet. Mais la conviction que cet autre monde est en route est bien vivante.
Réfléchir avec Caruna
« L’initiative Caruna est un débat sociétal essentiel qui doit être mené d’urgence, et il est particulièrement important de créer l’espace nécessaire pour le rendre possible », estime Anuna De Wever-Van Der Heyden. Elle plaide pour que les personnes les plus touchées dans notre société soient prioritairement impliquées dans l’initiative Caruna. « Cela peut vraiment faire la différence. Elles sont au cœur de ce processus, non pas comme cibles, mais comme co-propriétaires du changement. »
En même temps, il est essentiel de garder un regard critique sur les structures politiques et économiques plus larges, et sur les rapports de force qui entravent aujourd’hui la possibilité de redonner une place centrale à la bienveillance.
Il existe aussi un risque : celui de conclure le processus en cours par un rapport volumineux rempli de recommandations, sans reconnaître explicitement les raisons pour lesquelles celles-ci ne sont souvent pas mises en œuvre. Ces raisons résident souvent dans des contraintes structurelles et des formes d’oppression profondément ancrées dans le système lui-même.
Anuna conclut par ce message : « Espérons qu’il y ait aussi de la place pour ces chapitres plus radicaux. Pour une honnêteté quant à ce qui nous freine réellement, et pour le courage de l’affronter en face. »
En savoir plus sur l’activisme humanitaire et le changement sociétal
- De Wever-Van Der Heyden, A. (2024). Laten we eerlijk zijn.
- www.sampol.be/2024/08/het-middenveld-in-het-tegenoffensief
- www.workersliberty.org/story/2017-07-26/world-social-forum-arundhati-roy