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Joachim Cohen & Sarah Dury

La maladie, la mort, la perte et le deuil concernent chacun d’entre nous. Dans une société empreinte de compassion, le soutien aux aidants doit être une évidence, non le fruit du hasard ou de la bonne volonté.

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Prendre soin, la bienveillance et l’attention aux autres est un défi collectif qui nous concerne tous : en tant que citoyens, prestataires de soins, accompagnants, dans nos relations avec les autres et dans notre manière de vivre, de travailler et d’interagir avec le monde.

« Cela ne se limite pas à de petites aides ponctuelles », expliquent Sarah Dury et Joachim Cohen, chercheurs à la VUB spécialisés dans l’accompagnement en fin de vie et les communautés bienveillantes et solidaires. « Perdre un être cher ou voir sa propre fin de vie approcher sont des expériences bouleversantes. Bien que chacun y soit confronté tôt ou tard, ces sujets restent rarement abordés ouvertement. Le deuil, la mort et les soins de fin de vie sont encore trop souvent relégués à la sphère médico-professionnelle ou derrière les portes closes de la vie privée. Alors que ces thèmes devraient justement être visibles et discutés au cœur de notre société. »

Joachim Cohen est professeur et codirecteur du groupe de recherche « End-of-Life Care » à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), où il dirige le programme de recherche en santé publique et soins palliatifs. Avec Sarah Dury, il est promoteur et porte-parole du centre d’expertise Compassionate Communities (COCO), qui œuvre pour une société où les personnes s’entraident face à la maladie grave, à la mort et au deuil. Le centre regroupe 11 équipes de recherche.

Sarah Dury est enseignante en sciences de l’éducation à la VUB, où elle donne cours sur le design social, la cocréation, l’innovation et les pratiques de recherche. Elle codirige le Society and Aging Research Lab (SARLab) et est également coordinatrice, promotrice et porte-parole de COCO. Ses recherches portent sur la participation sociale et les relations sociales des personnes âgées et le développement durable des communautés bienveillantes.

Par le biais de recherches interdisciplinaires, de projets pratiques et de conseils stratégiques, Joachim Cohen et Sarah Dury, avec COCO, renforcent la résilience des communautés et contribuent à une société plus bienveillante.

Prendre soin : un investissement durable dans le bien-être humain

Pour Joachim Cohen, le soin englobe une série d’approches centrées sur le bien-être humain, dans une perspective holistique : « Il ne s’agit pas seulement d’éviter la maladie ou de résoudre des problèmes, mais de considérer la personne dans sa globalité : sociale, spirituelle, existentielle, psychique et physique. »

D’un côté, cela implique de s’intéresser à l’individu : détecter ses besoins, reconnaître les besoins et y répondre. D’un autre côté, il s’agit d’adopter des approches populationnelles comme la promotion de la santé, en renforçant activement les environnements pour favoriser la connaissance, la résilience et le bien-être général.

Au centre d’expertise pour les Compassionate Communities (COCO) à la VUB, Sarah Dury souligne également l’importance de l’environnement : « Nous étudions comment les environnements culturels, sociaux et physiques influencent le bien-être. Il ne suffit pas de se concentrer sur l’individu ou sur une somme d’individus. Il faut aussi reconnaître l’interdépendance entre les personnes et leur environnement. »

Mais dans la pratique, le concept de soin est souvent réduit. « Ce qui me frappe, surtout dans nos recherches sur les personnes âgées, c’est que dès qu’on parle de soin, les gens pensent immédiatement à des actes médicaux ou physiques », observe Sarah. « Et le volet social risque alors de disparaître. C’est pourquoi nous parlons souvent explicitement de ‘soin et accompagnement’, pour inclure pleinement la dimension sociale. »

Un exemple marquant est le livre « Ik werd Kamer 235 » , (Je suis devenue la chambre 235) de Lieve Flour, résidente en maison de repos et de soins : « Ce livre met brillamment le doigt sur la plaie : dès qu’on entre dans une ‘maison de repos et de soins’, la personne qui est en nous semble avoir disparu. Comme si on n’était plus qu’une « entité nécessitant des soins ». Cette réduction du concept de soin à la seule dépendance est profondément inquiétante. »

Cette quête de soins porteurs de sens ne concerne pas que les personnes âgées. En cas de maladie grave, l’attention se porte immédiatement sur les médicaments, le traitement de la douleur, les actes médicaux… tandis que toutes les autres dimensions sont souvent négligées. Dans une perspective de capacités, Sarah regrette qu’on ne s’intéresse pas assez à ce que les gens peuvent encore faire. « Prenez les jeunes qui sont de plus en plus nombreux à décrocher durablement. Des chiffres frappants ont récemment été publiés à ce sujet dans les médias et la réaction immédiate est : « Il faut les protéger, les mettre à l’abri ». Mais on ne se demande pas assez : que peuvent-ils encore faire ? Que veulent-ils encore apporter ? Quelles sont leurs possibilités ? »

Il ne faut pas aborder le soin uniquement sous l’angle des résultats, mais avant tout comme un processus.

« On peut aborder les soins en termes d’efficacité : améliorent-ils les résultats ? Mais les processus sont tout aussi importants, explique Joachim Cohen. « Comment les soins sont-ils organisés ? Sont-ils uniquement réactifs, ou aussi préventifs ? »

« Aujourd’hui, notre système de soins est surtout réactif. On construit des structures autour des personnes identifiées comme ayant un problème, et on réagit. C’est une vision très limitée. Les bons soins devraient commencer plus en amont, et donc plus tôt : partager les connaissances, renforcer les compétences, créer des réseaux sociaux et des environnements de soutien. Ce qui demande une vision plus large du soin que l’actuelle : non comme une réponse à la maladie, mais comme un investissement durable dans le bien-être humain. »

« Pendant la crise du Covid, nous avons massivement applaudi le personnel soignant, mais peu de choses ont fondamentalement changé », poursuit Sarah. « Le soin reste sous-évalué, dans les discours comme dans la politique et la pratique. Cette sous-évaluation est profondément ancrée dans l’enseignement, le modèle de financement, le marché du travail et les choix sociétaux. Nous investissons tout simplement trop peu dans le soin. »

« Ma fille de neuf ans s’est demandé pourquoi mon amie, sage-femme qui se lève très tôt pour accompagner les mamans et les bébés, gagne moins que son papa, expert en informatique qui reste assis devant un écran d’ordinateur toute la journée. Cette logique enfantine met en lumière un problème fondamental : le travail porteur de sens dans le secteur des soins est structurellement sous-évalué. »

Selon Sarah, c’est là que commence l’image troublée du soin qui est la nôtre aujourd’hui. Qui prodigue les soins ? Surtout des femmes, des personnes issues de l’immigration ou ayant un niveau d’éducation plus faible. Et bien que nous affirmions collectivement que le soin est important, nous continuons à le dévaloriser.

Comment le cadrage influence notre manière de penser le soin

La manière dont nous parlons du soin — dans la politique, les médias, l’éducation et la vie quotidienne — influence sa forme, sa perception et sa valorisation. Que signifie le soin pour notre identité individuelle et collective ? Joachim Cohen est agacé par le fait que le discours médiatique sur le soin se limite souvent à quelques cadres de pensée dominants. D’un côté, on insiste sur la responsabilité des professionnels dans un contexte réactif, et sur la responsabilité individuelle de chaque citoyen : autosoin, alimentation saine, adaptation comportementale… Nous adhérons à l’idée selon laquelle on peut tout résoudre soi-même grâce au savoir et à la discipline.

Parallèlement, on entend que l’investissement dans les relations sociales est bénéfique pour la santé. « Veillez à rester en contact avec vos amis. » « Travaillez dur, mais faites en sorte de maintenir un solide réseau social. » Le message est clair : c’est à chacun de faire ce qu’il faut. Deux récits différents, mais tous deux profondément ancrés dans la culture. Ce sont ces narratifs qui façonnent la manière dont une société conçoit le soin, ce que nous jugeons important et ce que nous attendons les uns des autres, ainsi que des institutions. Il ne faut pas perdre cela de vue.

Joachim donne un exemple de la façon dont on parle de la démence dans notre société: « Un ancien collègue est devenu expert en médecine du mode de vie. Dans les médias, on cite souvent le rapport de The Lancet Commission , qui affirme que 40 % des cas de démence sont évitables. Si on lit ce rapport avec nuance, on voit qu’il parle de facteurs environnementaux, prétendument modifiables et que les risques sont donc évitables. Mais cela devient vite simpliste (et je caricature) : « Faites des mots croisés régulièrement et mangez sainement, et vous éviterez la démence ». C’est un cadrage problématique. »

Sarah Dury ajoute : « Le discours sur l’autosoin devient une sorte d’obligation de soin ressortissant entièrement de la responsabilité de l’individu. La nuance disparaît, la responsabilité est isolée. Dans une démocratie saine, la conscience de l’interdépendance mutuelle et d’une responsabilité partagée qui nous relie est profondément enracinée. Lorsque ce contrat social disparaît, des factions émergent : des groupes qui protègent avant tout leur propre cercle. La polarisation croissante, comme on peut l’observer aux États-Unis, en est un exemple manifeste. Les individus cherchent alors un repère dans de nouvelles identités, souvent proposées par des mouvements populistes. »

« L’idée de responsabilité individuelle s’infiltre dans presque tous les domaines politiques. Comme si chacun devait gérer sa vie entièrement seul, indépendamment du contexte ou des circonstances. On observe cela même dans d’autres secteurs, comme la défense. Chacun doit être préparé individuellement : « Constituez une réserve d’urgence. » « Investissez dans la sécurité. » »

Sarah et Joachim espèrent que l’initiative Caruna pourra influencer le discours culturel autour du soin. « On voit ce changement émerger ailleurs aussi. Les organisations de la société civile, et même progressivement les pouvoirs publics, s’éloignent de l’idée que le soin relève uniquement des professionnels ou de l’individu. En particulier face à la maladie grave ou au deuil, le concept d’une approche sociétale globale (whole-of-society) apparaît de plus en plus souvent. »

« La pandémie de COVID a donné une impulsion précieuse à cette dynamique. Nous avons vu une mobilisation sociale large : écoles, lieux de travail, quartiers… chacun devait assumer une part de responsabilité. Mais même dans ce contexte, la tension entre responsabilité collective et devoir individuel a persista. Comme dans tout changement discursif, il y a toujours un mouvement et une contre-mouvement. »

La force des « compassionate communities » : prendre soin, ensemble.

Un soin de qualité dépasse le soutien individuel : il implique aussi la construction sociale et le renforcement communautaire. Cela suppose une attention aux contextes sociaux et culturels dans lesquels les personnes vivent. C’est dans cette optique que le concept de compassionate communities gagne du terrain, tant sur le terrain que dans la politique.

À la VUB, cela fait déjà cinq ans que l’on s’investit activement dans cette démarche via COCO, le centre d’expertise dédié aux communautés bienveillantes. COCO réunit onze groupes de recherche issus de cinq facultés au sein d’un consortium interdisciplinaire, et investit dans la recherche, le développement d’expertise et l’accumulation de savoirs partagés. Le centre œuvre en faveur d’une société plus bienveillante, dans laquelle les quartiers et les communautés disposent des compétences et des connaissances nécessaires pour prendre soin les uns des autres en période de maladie grave, de fin de vie, de décès, de soins par des proches ou de perte, et pour relever les défis sociétaux qui y sont liés. Une telle transformation ne peut advenir dans la pratique sans un changement culturel profond. L’expertise requise est encore en cours de développement dans de nombreux domaines, et COCO invite ses partenaires à s’engager ensemble dans cette dynamique.

« De plus en plus d’autorités locales et d’organisations de la société civile prennent aujourd’hui des mesures concrètes pour amorcer le changement. Elles rassemblent activement divers acteurs : politique, société civile, citoyens, communautés… Des signaux encourageants apparaissent également dans d’autres domaines, comme le travail ou l’école. Tout cela montre que nous réfléchissons réellement à la manière de réinventer le soin en tant que société. Et cette dynamique vient des deux côtés : non seulement par le bas, mais aussi par le haut. »

« Les quartiers bienveillants, ça semble bien, mais ils restent souvent silencieux là où ça fait mal. Ignorer la maladie, les soins par des proches et le deuil, c’est passer à côté de l’essence même du soin. »

Joachim Cohen et Sarah Dury observent une prise de conscience croissante au sein des pouvoirs publics. L’idée fait son chemin : il ne suffit plus de penser uniquement à l’intérieur de ses propres structures. L’attention se porte davantage sur la collaboration au-delà des domaines politiques, sur les processus multipartites et les approches pangouvernementales (whole-of-government). Cette évolution progresse peu à peu, même si les démarches innovantes se heurtent encore à des paradigmes et des logiques profondément enracinés.

Un exemple concret est la collaboration entre la VUB et le Département Soins autour de la réforme des soins palliatifs. « Ils nous ont sollicités pour réfléchir avec eux à l’évaluation du processus et de ses résultats », explique Joachim. « Dans cette optique, nous avons partagé notre vision : toute réforme véritable doit être abordée comme un changement systémique complexe. Une telle transformation exige aussi une autre manière d’évaluer, attentive à la complexité, impliquant une diversité d’acteurs — parfois inattendus — et laissant de la place aux effets imprévus. Tout ne suit pas un déroulement linéaire ou prévisible : il arrive qu’un mouvement s’amorce dans une certaine direction, sans que l’on sache encore clairement où il mènera. »

L’évaluation est toujours en cours. Au départ, l’accent était mis sur une logique économique : définir et mesurer des indicateurs. Mais le Département Soins a pleinement adhéré à une approche consciente de la complexité, surtout lorsqu’on travaille avec plusieurs facteurs, interventions et composantes dans un même programme.

Repenser le soin et l’habitat dans une société vieillissante

Le vieillissement de la population nous oblige à repenser non seulement les soins, mais aussi les modes d’habitat. Des formes alternatives comme l’habitat groupé ou les projets intergénérationnels gagnent en importance. Rassembler jeunes et moins jeunes n’est plus un simple idéal expérimental, mais une évolution devenue nécessaire. Parallèlement, la politique transfère de plus en plus la responsabilité vers les citoyens. On nous dit qu’il faut prendre davantage soin les uns des autres. Mais qui peut encore se le permettre ? Prendre un congé pour s’occuper de quelqu’un est souvent envisageable uniquement pour ceux qui disposent de réserves financières. Ainsi, le rôle de proche aidant risque de devenir un privilège.

« Dans le débat sur le vieillissement, l’attention se porte de plus en plus sur le concept de ‘bien vieillir au bon endroit’», précise Sarah Dury. Mais qu’est-ce que ce ‘bon endroit’ au juste ? On part souvent du principe que les personnes âgées souhaitent rester chez elles le plus longtemps possible. Mais leur logement est-il toujours adapté à cette réalité ? Dans certains immeubles bruxellois, l’ascenseur est en panne depuis des années. Les habitants ne peuvent tout simplement plus sortir de chez eux. Dans un tel contexte, l’idéal de vie autonome sonne creux. De belles initiatives comme les quartiers bienveillants se heurtent alors à une réalité brutale : fonctionnent-elles aussi dans les quartiers vulnérables ? Le contexte joue un rôle déterminant. »

« Et c’est justement là que réside une clé : des quartiers bienveillants fondés sur la collaboration intersectorielle. Non pas comme solution bon marché, mais comme réponse réfléchie à une société en transition. Si nous voulons vraiment promouvoir la socialisation du soin, nous devons aussi oser examiner les conditions structurelles. Sinon, cela restera de bonnes intentions. »

« On attend des professionnels qu’ils collaborent, qu’ils créent du lien et qu’ils répondent aux besoins réels des gens. Mais en même temps, on les enferme dans des mandats stricts et des compétences délimitées », analyse Joachim. À Bruges, nous avons vu comment une personne devait coordonner le projet de compassionate city, mais n’était formellement compétente que dans un seul département. Sans espace pour dépasser ces frontières, l’innovation s’essouffle. Et cela arrive souvent : un hôpital qui ne peut intervenir qu’autour du lit, un service social qui ne peut faire le lien avec l’école ou l’emploi. Les gens ne vivent pas dans des cases, alors pourquoi organiser le soin et les politiques comme si c’était le cas ? Quiconque veut développer des soins communautaires doit donner aux professionnels la liberté d’agir au-delà de leur mandat formel. Non pas pour tout faire, mais pour collaborer là où cela compte. »

Une telle approche exige du temps, des ressources et du courage politique. Surtout dans le contexte du vieillissement, où les personnes âgées expriment des visions plus explicites de leur avenir : elles veulent de la qualité de vie, du lien social et du contrôle sur leur environnement. Cela demande plus que les modèles classiques de soin. Cela exige une vision du bien-être fondée sur la collaboration, la participation et le soutien structurel.

« Pourtant, le débat reste souvent enfermé dans des considérations financières », souligne Sarah. « Le vieillissement est rapidement considéré comme « inabordable », généralement en lien avec les pensions et les coûts des soins. Mais c’est une vision étroite. Il existe aussi un mouvement sociétal qui aborde le vieillissement de manière intégrée, holistique, et comme une opportunité d’optimiser le bien-être de l’ensemble du groupe. »

D’autres forces sont à l’œuvre à présent. Des groupes d’intérêt misent sur la médicalisation et l’innovation technologique, souvent avec un objectif commercial. Pensez aux coûteux médicaments contre le cancer : les dépenses ont explosé ces quinze dernières années, alors que les gains en termes d’espérance de vie restent souvent limités. Dans les études cliniques, ces traitements semblent prometteurs, mais une fois qu’ils sont généralisés, les résultats déçoivent souvent.« Et pourtant, le discours persiste », reconnaît Joachim. « Des soins dignes pour les personnes âgées sont assimilés à l’accès à ces médicaments coûteux. Cela renforce une logique où les intérêts économiques pèsent plus lourd que la plus-value sociale. »

Engagement à un âge avancé

Sarah poursuit : « Et qui prend soin des personnes âgées, en attendant ? Souvent… les personnes âgées elles-mêmes. C’est un aspect largement ignoré. À Rotterdam, on a tenté un jour d’évaluer la valeur économique et sociale du bénévolat effectué par les aînés. Le résultat était impressionnant : si l’on attribuait une valeur monétaire à tout ce travail informel, on parlerait de sommes colossales. Et pourtant, cet engagement immense reste en grande partie invisible dans la politique. »

« C’est un défi sociétal que nous devons relever de toute urgence. Car, au final, nous y serons tous confrontés. La question devient alors : comment voulons-nous être traités nous-mêmes ? Quelle société souhaitons-nous à un âge avancé ? »

« Cette prise de conscience fait souvent défaut, surtout lors du passage de la vie active à la retraite. Les entretiens montrent que de nombreuses personnes âgées se sentent soudain inutiles. Elles sont encore actives, souhaitent s’investir, mais reçoivent peu de reconnaissance. Leur contribution n’est plus valorisée. C’est une occasion manquée. Et un débat difficile. »

« Nous venons de terminer le projet européen CIVEX sur l’engagement sociétal des personnes âgées », explique Sarah. Le projet CIVEX étudie les caractéristiques et les expériences d’inclusion et d’exclusion liées à l’engagement sociétal à un âge avancé, et développe des mesures politiques pour lutter contre cette exclusion. »

« Ce qui nous a frappés en tant que chercheurs, c’est à quel point la définition de l’engagement est souvent restreinte dans la littérature. Elle est généralement réduite au bénévolat formel ou à la participation politique, sous l’étiquette d’engagement civique. Nous avons voulu adopter une approche plus large et avons étudié, pendant trois à quatre ans, des formes informelles d’implication, telles que les soins par des proches aidants, l’engagement numérique ou la participation à la vie associative. Ce débat reste essentiel, car cette approche élargie rencontre encore des résistances dans les congrès internationaux. Si l’on qualifie d’engagement sociétal une aide par des proches — comme rendre service chaque semaine à son voisin — cela soulève des questions. Mais pourquoi cela ne serait-il pas une contribution à la société ? » La question de la définition est fondamentale. Tant que l’engagement informel n’est pas reconnu, une grande partie de la contribution sociétale des personnes âgées restera invisible.

« En parallèle, nous constatons que l’espace physique et social pour les initiatives citoyennes se réduit de plus en plus — ce que l’on appelle à l’international le shrinking space for civil society » (Rétrécissement de l’espace d’action de la société civile), témoignent Sarah et Joachim. « L’un de nos chercheurs a rencontré des personnes âgées dans deux quartiers bruxellois.

Leurs récits sont révélateurs : « Avant, nous avions un centre de quartier où nous nous retrouvions et organisions des activités. Aujourd’hui, il y a un immeuble à appartements sans espace de rencontre. Il n’y a plus d’endroit pour se voir. » Les gens disent : « Je ne sais plus qui habite dans mon quartier. » Même les cafés disparaissent. Et c’est une perte immense, car la rencontre est la base de l’engagement, de l’empathie, du changement. »

« C’est là que le bât blesse : d’un côté, les personnes âgées apportent une contribution active à la société par le biais des proches aidants, du bénévolat et de leur engagement dans les associations. Les seniors sont tout sauf des retraités passifs. Mais en parallèle, un autre discours se fait entendre : le vieillissement comme problème. « Les gens vivent plus longtemps, donc il faut travailler plus longtemps. Un départ à la retraite à 70 ans, c’est logique. » Mais que signifie cela concrètement ? Que reste-t-il de l’engagement social si les gens doivent continuer à travailler jusqu’à un âge avancé ? Quelle place reste-t-il alors pour prendre soin des autres ? »

« Si les aînés travaillaient jusqu’à 70 ans……le filet de sécurité qu’ils constituent aujourd’hui disparaîtrait. Les soins par des aidants proches, l’aide de voisinage, la garde des petits-enfants ne sont pas valorisés financièrement, mais ils sont essentiels. Si nous perdons cela, qui prendra le relais ? »

Le vieillissement mérite une autre narration

Il est problématique que le discours dominant sur le vieillissement soit encore formulé de manière aussi négative : un groupe croissant de personnes âgées serait principalement dépendant et absorberait des ressources publiques. Or cette image est totalement erronée. Les personnes âgées contribuent de multiples façons à la société : au sein de leurs familles, en prenant soin de leurs propres parents, en s’occupant de leurs petits-enfants, et par leur engagement dans la vie associative.

Pourtant, le récit dépassé continue de dominer : « Ils vivent encore 22 ans après la retraite, cela coûte une fortune. » Et c’est problématique, car cela ne rend pas justice à la réalité ni au potentiel des personnes âgées aujourd’hui.

« Le problème n’est pas de vieillir, mais la manière dont nous abordons la vieillesse dans la politique et les discours. Le vieillissement n’est pas une crise, mais une opportunité de rendre notre société plus humaine et plus juste. »

« Il faut aussi se méfier de l’excès inverse : l’idée que les personnes âgées doivent absolument rester actives. Lors de l’émergence du discours sur le « vieillissement actif » vers 2012, on avait presque l’impression qu’un senior n’avait plus le droit de ne pas être actif. Comme si se reposer ou simplement « être » n’était plus permis. C’est tout aussi déséquilibré », estime Sarah.

« Nous continuons à penser en extrêmes. D’un côté, l’image idéale du « senior multitâches » : celui qui fait tout, prend soin de ses parents et petits-enfants, reste actif, a bonne mine, participe à des quiz le week-end. De l’autre, le stéréotype du senior totalement dépendant. Mais la réalité se situe entre les deux. Et c’est précisément cette forme intermédiaire qui manque dans nos représentations. »

Le point aveugle des politiques fondées sur les données probantes

Peut-être devrions-nous rapprocher cette réflexion de notre propre champ de recherche. Dans le monde académique, des hiérarchies épistémiques persistent : certaines formes de savoir sont considérées comme plus précieuses, surtout lorsqu’elles sont mesurables. Cela engendre une préférence pour les interventions fondées sur des données probantes, et donc pour des recherches produisant des résultats quantifiables.

Mais ce qui est mesurable n’est pas toujours ce qui contribue le plus à la qualité de vie. Les interventions faciles à mesurer, comme les médicaments ou la technologie, bénéficient d’un avantage disproportionné. Cela crée l’idée que les solutions sont principalement technologiques.

Cette logique se manifeste de façon extrême dans la Silicon Valley, où le vieillissement est perçu comme un problème technique que l’on pourrait résoudre grâce à suffisamment d’innovation. Mais cela revient à surestimer les capacités de la technologie. Celle-ci peut certes apporter une contribution précieuse, à condition d’être utilisée de manière réaliste et centrée sur l’humain. Pensons aux prothèses : les prothèses de genou et de hanche ont considérablement amélioré la qualité de vie des personnes âgées. Grâce à ces interventions, de nombreux aînés peuvent encore marcher et faire du vélo chaque jour. Ce n’est pas une percée futuriste, mais c’est d’une grande valeur.

Outre l’innovation technologique et médicale, il est urgent de créer plus d’espace pour l’innovation sociale. Celle-ci mérite une place propre, avec ses approches épistémologiques spécifiques.

Elle requiert une recherche qui reconnaît la complexité, qui travaille avec le contexte, avec les personnes, et qui laisse de la place aux ajustements en cours de route. L’évaluation sensible à la complexité offre ici une alternative. C’est un processus d’apprentissage adaptatif : ajuster en cours de route, réfléchir ensemble, adapter.

C’est pourquoi nous préférons parler de politique evidence-informed (informée par des données probantes) plutôt que evidence-based (basée sur des données probantes). Il n’y a pas une seule vérité, mais des éclairages qui correspondent à la réalité des vies humaines. Le savoir qualitatif, longtemps relégué au rang de simples ‘opinions’, reçoit enfin la reconnaissance qu’il mérite.

Vers une société qui prend soin

Imaginez une société où la maladie, le soutien des aidants proches, le deuil et la vulnérabilité ne sont pas repoussés, mais reconnus comme des éléments de la vie et des sources de sens. Dans une telle société, le soin ne se limite pas au domaine médical ou professionnel, mais s’incarne dans nos façons d’habiter, de prendre soin les uns des autres et de tisser des liens.

Le soutien aux aidants y trouve naturellement sa place — non pas comme une exception, mais comme un fondement de nos relations mutuelles. Offrir du temps et de l’espace à celles et ceux qui prennent soin des autres sur le long terme n’est pas un luxe, mais un choix politique qui jette les bases d’une culture du soin.

Lorsque les professionnels du soin traditionnels se reconnaissent aussi dans cette conception élargie du soin, un nouvel espace s’ouvre pour changer de regard : non seulement organiser le soin, mais aussi le faire grandir dans les quartiers, dans les relations, et dans nos manières de vivre ensemble.

En savoir plus sur les soins de fin de vie, les communautés bienveillantes et le soutien aux aidants.

  • https://coco.research.vub.be/en/compassionate-communities
  • https://endoflifecare.research.vub.be
  • www.sarlab.be
  • www.zorgzamebuurten.be
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  • Flour, Lieve (2025). Ik werd kamer 235. Leven in een woonzorgcentrum en hoe het anders kan.
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