Joan Tronto
Faire du soin une dimension centrale
Entretien avec le prof. dr. em. Joan Tronto sur la nécessité de Déclarations d’impact sur les Soins
Joan C. Tronto (1952) est une spécialiste américaine des sciences politiques et l’une des voix majeures en éthique des soins. Elle est professeur émérite de sciences politiques à l’Université de Minnesota et est internationalement reconnue pour l’influence de ses travaux sur le soin, la démocratie et la justice. Son ouvrage novateur ‘Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care’ (1993) a placé le soin au centre des débats politiques et éthiques. Elle a ensuite approfondi sa perspective dans ‘Caring Democracy: Markets, Equality, and Justice’ (2013), où elle défend l’idée que le soin est le fondement d’une société équitable.
Joan Tronto a élaboré un modèle largement utilisé qui décrit le soin en quatre phases (se soucier de, prendre soin de, donner et recevoir du soin), auquel une cinquième phase est venue s’ajouter plus tard (prendre soin avec). Ses travaux montrent que le soin a non seulement un caractère privé ou médical, mais est aussi une responsabilité collective et est essentiel à une citoyenneté démocratique. Elle reste une référence internationale essentielle dans les domaines de l’éthique des sois, de la politique et de la justice sociale.
Pour l’équipe Caruna, c’est un réel honneur que Joan Tronto – l’inspiratrice clé de beaucoup d’idées de Caruna – ait accepté de nous accorder une interview. Ce fut un échange de vues chaleureux et inspirant, que nous avons naturellement entamé par la question : “Comment faut-il comprendre le soin ?” Dans cette interview, nous accueillons aussi la voix d’Elise Derroitte, vice-présidente des MC, qui se joint à la conversation et réfléchit avec nous au rôle de Caruna en tant que mouvement de changement social.
Le professeur émérite Joan Tronto commence par indiquer clairement que voir dans la soi-disant ‘crise des soins’ une simple pénurie de personnel ne permettra jamais de trouver des idées ou des solutions durables et orientées sur l’avenir : “Une des visions des soins est souvent : nous n’avons pas assez de personnel soignant pour accomplir les tâches nécessaires. Mais cela sous-entend déjà beaucoup de choses : quant à la nature des soins, à ceux qui les dispensent, à la façon dont ils sont valorisés et à leur valeur. Il vaut mieux reconnaître que les soins sont constants et partout. À la fois, nous donnons et nous recevons toujours des soins. En tant qu’êtres humains, nous avons tendance à remarquer seulement ce que nous faisons pour les autres, et pas qu’en prenant soin de nous-mêmes, nous dépendons aussi des soins que nous recevons – avoir des vêtements, de la nourriture, un endroit pour vivre, etc. Cette complexité de l’interdépendance est ce qui nous rend humains.”
Le professeur Tronto précise aussi d’emblée qu’il ne faut pas confondre soins de santé et soins médicaux : “Nous fusionnons souvent les deux et pensons que les soins de santé se réduisent à la seule médecine. Or, la véritable santé dépend du fait que tout soit interconnecté.”
Elise Derroitte réagit : “Je trouve cela très frappant, parce que notre vision de la santé repose en si grande partie sur l’indépendance. Nous pensons être en bonne santé si nous pouvons tout faire par nous-mêmes – plus nous sommes indépendants ou autonomes, plus nous sommes en bonne santé. Mais j’ai toujours eu du mal à accepter cette idée. Elle est profondément erronée. L’indépendance ne doit pas être le but ultime. Nous dépendons toujours des autres pour accomplir des choses. Accepter cette interdépendance est une part essentielle de notre humanité : vivre ensemble, avoir besoin les uns des autres, prendre soin les uns des autres.
Cette difficulté apparaît aussi en médecine. La médecine privilégie souvent le fait de vivre le plus longtemps possible, le plus indépendamment possible, voire seul. Mais cela a peu de choses à voir avec la santé. Pour moi, être en bonne santé, c’est être en relation avec les autres. Malheureusement, tout notre système est structuré sur l’individualisation et ne prend pas en compte les relations entre les gens. C’est un problème très grave.”
Le besoin de davantage de recherches scientifiques sur l’interconnectivité
“Il faut peut-être que je remonte à la révolution scientifique pour expliquer comment nous avons perdu cet important aspect de l’interconnectivité dans les soins. Ce que Carolyn Merchant a appelé ‘la mort de la nature’ explique comment nous avons commencé à voir la nature non plus comme une chose vivante mais inerte, comme des ‘corps en mouvement’ pour le dire comme Hobbes, ou comme des atomes bondissant autour de nous. La science visait à décomposer les choses en leurs éléments les plus petits pour les analyser, puis à les réassembler. Mais cette approche réductionniste est à l’opposé du soin, qui considère les choses comme un tout interconnecté et relié. Aujourd’hui, de nouvelles recherches scientifiques – sur les plantes, les arbres, l’atmosphère – révèlent la complexité de ces systèmes. Il ne s’agit pas seulement d’isoler un problème et de le résoudre, mais de reconnaître les relations entre les différents éléments. La science elle-même commence à évoluer vers une perspective plus holistique.”
“Je ne choisirais pas un mot unique, mais je qualifierais le soin d’holistique, interdépendant et vivant. Même face à la mort, le soin est une question de vitalité et d’activité humaine.”
Certains pourraient objecter qu’une société axée sur le soin risque de devenir paternaliste, voire de limiter notre autonomie. Comment répondre à cette critique ?
Joan Tronto : “La clé touche à deux points. Tout d’abord, reconnaître la pluralité. Être humain ne signifie pas que nous soyons tous identiques. Chacun d’entre nous a sa propre manière de vivre, de prendre soin ou de s’engager avec d’autres. Le soin authentique doit partir de cette diversité, en respectant le fait que chacun a sa propre conception de ce à quoi doit ressembler le soin. Une société idéale permettrait aux gens de vivre selon leurs propres choix, sans être dominés par l’argent ou d’autres contraintes.
En deuxième lieu, il s’agit de l’autonomie, non comme un point de départ, mais comme un objectif à atteindre. La véritable autonomie ne consiste pas simplement à être libéré de tout. C’est la capacité à prendre des engagements porteurs de sens, notamment envers les gens et es choses dont nous nous soucions. Ces engagements façonnent nos vies. Lorsqu’ils sont entravés ou compromis, nous devons nous demander pourquoi. Bien sûr, certaines personnes peuvent choisir de ne pas s’engager, et cela doit également être respecté. Le véritable problème réside dans le paternalisme : l’idée que quelqu’un d’autre sait mieux que vous comment vous devez mener votre vie. Ce contrôle d’en haut est toujours problématique.
Mais il y a un autre défi. Les êtres humains ne peuvent prendre profondément soin à tout moment que d’un cercle restreint de personnes. C’est de là que vient le tribalisme – une tendance à protéger ceux qui nous sont proches et à craindre les étrangers. La véritable tâche consiste à construire des sociétés dans lesquelles chacun dispose des ressources et du soutien suffisants pour donner et recevoir du soin. Lorsque les gens se sentent en sécurité, il y a moins de raisons de se battre pour savoir qui a droit à ce soin.
Pour le professeur Tronto, il s’agit aussi de réintroduire l’émerveillement dans la vie humaine. “Notre société nourrit la peur : peur du manque, peur de l’inconnu, peur de ne pas avoir assez. Et la peur nous rétrécit. En revanche, l’émerveillement nous ouvre à la différence : dire que votre façon d’être au monde n’est pas une menace pour la mienne.
Prenez par exemple la panique autour des personnes transgenres. Pour moi, leur existence est simplement une autre façon d’être humain. Mais pour beaucoup, cela ébranle une croyance fondamentale : l’idée qu’il n’existe que ‘des garçons et des filles’. Et lorsque ce roc semble près de s’effondrer, la peur s’engouffre à toute allure. Au lieu de la peur, nous avons besoin d’émerveillement : la capacité de dire que tout le monde n’entre pas dans des catégories bien nettes et que c’est ok.”
La véritable question est : comment démanteler ces peurs et apprendre à vivre ensemble sans chercher à tout contrôler ?
Joan Tronto : “Ce n’est pas facile, parce qu’on nous a toujours appris que le contrôle et la maîtrise sont ce qui nous rend forts, et même nous rend humains. Pour les hommes en particulier, le contrôle est lié à l’identité. Se libérer de cette mentalité est difficile. Certaines peurs sont fabriquées de toutes pièces – la peur des personnes transgenres, des migrants, des femmes. Mais les racines de ces peurs résident dans une réelle précarité : l’insécurité quotidienne que ressentent tant de personnes.”
“C’est pour cela qu’il est tellement important de se rappeler que tous ces “autres” dont on nous dit qu’il faut les craindre sont aussi des gens concernés par le soin : ce sont des enfants, des parents, des partenaires, des amis. Ils prennent soin d’autres, et d’eux-mêmes. Et ça—ces réseaux de soin—c’est ce qui nous rend humains.”
L’importance de prendre le temps
Le professeur Tronto apprécie beaucoup l’illustration visuelle de Caruna. Elle suggère toutefois d’ajouter une horloge au centre de celle-ci. Elle souligne que le soin demande toujours du temps : du temps pour écouter, pour être présent, pour attendre, pour répondre. Contrairement aux tâches qui répondent à un besoin d’efficacité, il n’est pas possible d’accélérer le soin sans qu’il perde sa profondeur et son sens. Pourtant, dans les sociétés modernes, dominées par la logique économique et la productivité, le temps consacré au soin est souvent qualifié négativement d’inefficace.
Pour Joan Tronto, il s’agit d’un profond malentendu : sans ce temps consacré au soin, tant pour le donner que pour le recevoir, les gens ne peuvent pas être des citoyens qui participent pleinement. Le temps consacré au soin est donc autant une préoccupation privée qu’une nécessité démocratique.
“Encore une fois, nous avons tout décomposé en petites tâches, au point de perdre de vue la vision d’ensemble. J’ai très clairement vu cela dans une étude menée à l’Université de Louvain la Neuve (UCL) auprès d’étudiants en soins infirmiers. Environ un tiers d’entre eux ont abandonné leurs études après leur premier stage en milieu hospitalier. Pourquoi ? Parce qu’à leur arrivée à l’hôpital, ils n’ont pas été accueillis – pas d’orientation, pas de simple merci ou de séance de bienvenue. Les lieux de stage ont dit que cela prendrait trop de temps. Les étudiants étaient considérés comme de la main-d’œuvre supplémentaire plutôt que comme des apprenants ayant besoin d’un coaching. Si nous investissions du temps pour bien les former, la formation en soins infirmiers serait bien plus efficace et nous ne perdrions pas autant d’étudiants à ce stade crucial.”
“Mais le système se concentre uniquement sur des indicateurs chiffrés : nombre de patients et d’infirmières, objectifs d’efficacité. Ce qui manque, c’est la reconnaissance que ces étudiants sont des gens qui doivent être coachés et qu’il faut prendre soin d’eux de manière à ce qu’ils puissent à leur tour apprendre à prendre soin d’autres.”
Le soin et les institutions
Elise Derroitte fait cette réflexion : “Pour moi, votre exemple de la manière dont nous formons et coachons les gens révèle quelque chose de plus profond : le soin n’est pas qu’une affaire privée. Trop souvent, nous le voyons comme quelque chose qui n’a sa place que dans les familles, derrière des portes fermées. Mais si on ne donne pas aux gens le temps et l’espace pour prendre soin dans leur vie quotidienne, ils ne peuvent pas pleinement participer comme citoyens. Ceux qui se voient privés de soin – ou de l’occasion de prendre soin d’autres —sont privés d’une chose essentielle : un sentiment d’appartenance à la société. Le soin nous enracine dans l’humilité et dans nos liens mutuels. Le lien entre le soin privé et la citoyenneté publique fait souvent défaut et je crois que vos recherches rendent ce pont visible d’une manière qui, sinon, pourrait échapper à beaucoup.”
Joan Tronto : “Si on songe à l’institution de soin la plus fondamentale – la famille – on peut voir qu’une grande partie de ‘construction institutionnelle’ a déjà lieu à ce niveau-là. Tout le monde a un rôle, et il faut constamment apprendre et renégocier ces rôles. Ça aussi, c’est un travail de soin, et c’est le fondement de toutes les institutions. Pourtant, nous l’avons perdu de vue. Les gens en sont arrivés à se voir uniquement en termes individualistes : comme travailleurs, comme consommateurs, rarement comme citoyens. C’est une raison pour laquelle j’ai ajouté l’adjectif ‘démocratique’ à mon travail sur le soin. Pour que des institutions prennent soin, elles doivent opérer à la fois de manière ‘top down’ et ‘bottom up’. Mais dans notre culture, les institutions sont généralement construites seulement d’en haut. Les gens au sommet sont considérés comme étant plus importants, de plus grande valeur, et ils sont mieux payés. Mais en fait, c’est quand toutes les perspectives sont prises au sérieux que les institutions fonctionnent le mieux. C’est ce qui rend le soin démocratique : on peut seulement l’imaginer comme un individu qui prend soin de quelqu’un d’autre. Tout le monde est aussi un bénéficiaire de soin, mais nous avons du mal à l’admettre parce qu’avoir besoin de soin donne une impression de vulnérabilité, de faiblesse ou de passivité. C’est précisément pour cela que nous devons ancrer démocratiquement le soin—pour qu’il soit perçu comme une activité partagée et réciproque.”
“Nous voyons les conséquences lorsque les institutions négligent cette approche ‘démocratique’ fondamentale. Pendant que chacun est occupé à accomplir des tâches, les institutions se désagrègent tranquillement. Je l’observe aussi dans le monde universitaire. Les membres de la faculté sont souvent tellement surchargés de travail qu’ils négligent la véritable formation des étudiants. Résultat, des étudiants obtiennent leur diplôme sans savoir comment effectuer des aspects essentiels du travail universitaire – comme enseigner efficacement ou faire la critique d’articles de revues – simplement parce que leurs mentors n’ont jamais eu le temps de le leur montrer. C’est une perte profonde, tant pour les étudiants que pour les institutions qui comptent sur eux.”
“On réfléchit peu à ce que signifient un véritable apprentissage, un soin authentique,… parce que tout le monde est trop occupé. Ainsi, les institutions perdent de vue leur objectif lorsqu’elles omettent de prendre soin d’elles-mêmes. Et la situation est encore aggravée par l’idéologie selon laquelle il faut toujours ‘faire plus avec moins’, en retirant constamment du temps et de l’argent. Cette obsession du manque érode à la fois les individus et les institutions qu’ils occupent.”
Goulets d’étranglement
Lorsqu’on demande à Joan Tronto ce qu’elle considère comme une menace pour la construction d’une société bienveillante, elle partage ces réflexions sur le discours économique omniprésent : “Tout est censé générer aujourd’hui un retour élevé sur investissement. Ce modèle financiarisé façonne non seulement les entreprises, mais aussi les institutions de santé. Par exemple, on consacre beaucoup plus d’argent à mettre au point un médicament très rentable qu’à guérir le paludisme. Mais nous devons comprendre, clarifier et expliquer comment le soin transcendera toujours la logique économique.”
“Ce qui me trouble profondément, c’est la ‘mentalité guerrière’ actuelle. Partout dans le monde, des institutions politiques sont sous l’emprise de l’autoritarisme et du masculinisme. Ces mouvements sont très forts en ce moment. Je les perçois comme une réaction – une politique de la peur. C’est aussi générationnel : les jeunes, par exemple, comprennent le changement climatique d’une façon à laquelle beaucoup de générations plus âgées résistent. Cette différence alimente tant l’espoir que les conflits.”
Espoir
Mais il y a des sources d’espoir. Parallèlement à cette logique dominante, on observe une vague de personnes qui organisent le soin de manières nouvelles, en dehors des institutions formelles : “En Allemagne, le mouvement Care Revolution est actif et des initiatives similaires existent dans le monde entier. Pendant la pandémie, de nombreuses communautés ont créé des banques alimentaires, installé en rue des réfrigérateurs partagés et invité les voisins à les approvisionner afin que les personnes dans le besoin puissent accéder à la nourriture. Ces actes de nécessité ont aussi créé une communauté. Même ici, à New York, des gens ont construit des réseaux de solidarité et d’entraide. Ces expériences locales de soin sont souvent modestes et dispersées, mais elles sont bien réelles et elles me rendent optimiste.”
Une politique avec la confiance comme condition préalable
Nous demandons au professeur Tronto comment créer une politique autour de ces initiatives de base. Ou bien est-ce un paradoxe ? Car dès le moment où on tente de formaliser ou d’institutionnaliser ces initiatives de terrain, ne risque-t-on pas de perdre leur l’essence même ?
Joan Tronto : “Oui, c’est le paradoxe. Dès qu’on les institutionnalise, on introduit des cadres de responsabilisation, qui peuvent ôter une partie de leur vitalité et de leur esprit. Le soin est intrinsèquement désordonné et les institutions cherchent souvent à le rendre propre.”
Elise Derroitte : “Mais ne peut-on pas imaginer des institutions construites sans une lourde responsabilisation ? Après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, beaucoup de financements publics ont été accordés aux arts aux États-Unis. Les artistes ont été simplement soutenus, sans certification ni preuve d’efficacité, ce qui a contribué à l’émergence du grand mouvement expressionniste abstrait – Rothko, Barnett Newman, etc. Ne pourrait-on pas concevoir des institutions fondées sur la confiance plutôt que sur une supervision permanente ?”
Joan Tronto : “Faire de la confiance la condition préalable plutôt que le résultat, ce serait idéal. J’ai lu récemment une étude (pas encore publiée) sur les infirmières à domicile en France. Officiellement, elles ont des rôles très stricts : elles sont censées effectuer des interventions médicales spécifiques, puis passer rapidement chez le patient suivant. Mais dans cette étude, quand on leur disait simplement : ‘Vous avez huit patients aujourd’hui, prenez soin’ d’eux, elles utilisaient souvent autrement leur capacité de jugement. Elles consacraient parfois du temps à des tâches en dehors de leur travail formel, comme sortir les ordures. En faisant confiance aux infirmières pour utiliser leur capacité de jugement professionnelle, les patients bénéficiaient de meilleurs soins et les infirmières elles-mêmes étaient plus satisfaites et moins susceptibles de démissionner.”
“Donc, si on présuppose la confiance, on peut souvent la créer. Bien sûr, certains vont abuser de cette confiance. Mais la vraie question est : qu’est-ce qui est le plus dommageable – un abus de confiance occasionnel ou l’anéantissement systématique de cette confiance à cause d’une responsabilisation rigide ? Pour l’instant, nous allons très fort du côté de l’anéantissement.”
‘Nous sommes le système’
Elise Derroitte : “Derrière tout cela se cache une question plus profonde : les gens ont-ils réellement le sentiment que le système leur appartient ? Lorsque les citoyens se sentent propriétaires d’un système, il est tout simplement absurde de vouloir en abuser – c’est à eux de le protéger et de le maintenir. Mais si le système est perçu comme quelque chose de lointain, d’externe ou simplement qui est là pour être utilisé, l’opportunisme s’installe inévitablement. Sans une compréhension commune – que notre système de santé est un bien commun, quelque chose que nous détenons tous ensemble – il devient quasiment impossible de garantir un financement équitable et durable. Si les gens ne voient en lui qu’un paquet d’argent, ou pire encore, un fardeau ou une menace, le cœur même du système ne peut pas survivre.”
Ceci nous amène au concept de solidarité. Mais comment renforcer la solidarité dans un monde qui est tellement transactionnel ? Par définition, la solidarité n’est pas une transaction.
Joan Tronto : “La solidarité naît du fait que nous nous reconnaissions dans la même situation. L’origine du mot ‘solidarité’ vient de la Rome antique : les premiers à utiliser ce concept étaient des locataires incapables de payer leurs dettes : ils se sont unis par solidarité. Avec le temps, nous en sommes venus à associer surtout ce mot à la solidarité du travail, où les travailleurs reconnaissent qu’ils partagent une situation commune vis-à-vis de leur employeur. La question aujourd’hui est : peut-on créer de la solidarité sans avoir un ennemi commun ? Peut-être le capital financier lui-même est-il devenu cet ennemi. Mais le point essentiel est que nous devons d’abord reconnaître les forces qui façonnent nos vies.”
“La plupart des gens ne savent même pas ce qu’est le néolibéralisme, c’est pourquoi j’ai cessé d’utiliser ce terme. Au lieu de cela, j’utilise désormais l’expression ‘wealth care’ (soin de la richesse). Elle résonne immédiatement : dans notre culture, ce dont les gens se soucient vraiment, c’est de la richesse. La richesse devient une fin en soi plutôt qu’un moyen de bien vivre et de prendre soin de soi. Si nous pouvions faire évoluer cette perspective, nous verrions que la plupart d’entre nous sommes solidaires face à un système qui siphonne les ressources par le haut. Imaginez combien de médecins nous pourrions former, combien d’infirmières nous pourrions soutenir ou combien de personnes assureraient des soins à domicile si c’était décemment rémunéré. Les hommes comme les femmes rejoindraient le mouvement. Le véritable obstacle n’est pas le bon vouloir des gens, mais les limites du système, imposées par les coûts et la pénurie. Reconnaître cela nous aiderait à percevoir notre solidarité commune.”
“Mais la solidarité n’est pas seulement un argument intellectuel. Elle émerge aussi de la communauté, du fait d’être ensemble et de partager le quotidien. Cela demande du temps, et souvent simplement quelqu’un prêt à faire le premier pas. Quand je vivais dans le Minnesota, il existait une tradition appelée la ‘National Night Out’, qui était initialement promue par le ministère de la Justice. Chaque été, les voisins étaient invités un soir à s’asseoir sur leur porche, à se rencontrer et à discuter. Cela a rapidement évolué vers de petites réunions de quartier avec des badges, des rafraîchissements et des conversations. Les résultats ont été spectaculaires : baisse de la criminalité, plus de sécurité et un plus grand sentiment d’appartenance. La solidarité naît souvent de petits gestes comme cela. Créer des conditions pour que des voisins se rencontrent et s’entraident, même de manière simple, renforce les liens communautaires.”
Joan Tronto encourage toutes ces initiatives locales : “Même si cela semble artificiel au premier abord, cela peut déboucher sur des moments d’émerveillement. Le défi est de savoir comment susciter ce sens de l’émerveillement. Les arts sont un outil puissant. Les expériences artistiques permettent aux gens de baisser leur garde, de ressentir et d’exprimer des émotions de manière non transactionnelle. L’art, la santé, les enfants et même le sport : autant d’espaces où l’interaction n’est pas définie par la transaction. Ce sont des occasions de créer une communauté. Et ce n’est pas forcément coûteux. Projeter des films en plein air sur la place communale, par exemple, cela ne coûte pas cher. Mais si vous structurez cela de manière à ce que les gens se rencontrent et échangent réellement, au lieu de simplement regarder un film tout seuls, vous commencez à entretenir des quartiers bienveillants et de nouvelles formes de solidarité.”
Faire des soins une dimension centrale
Le professeur Tronto envisage de mettre par écrit de nouvelles idées et des réflexions radicales. Par exemple : Aucune politique publique ne devrait être adoptée sans une Déclaration d’impact sur les soins, à l’image des déclarations d’impact sur l’environnement. Elle explique d’où lui est venue cette inspiration : “Arès le COVID, un groupe de spécialistes autrichiens a rédigé un article intitulé Cleanup Time, en défendant l’idée qu’il faut faire des soins une dimension centrale, tout comme nous l’avons fait pour le genre. Toute politique devrait être évaluée en fonction de sa dimension de soins. Par exemple, lorsqu’on décide de l’emplacement d’une gare, il faut se demander : quelle est la dimension de soins ? Ou bien, en organisant les services hospitaliers, il faut se demander : comment cela affectera-t-il les soins que les patients et le personnel donnent et reçoivent ? Prenons n’importe quel domaine politique, disons le logement. La dimension de soins du logement est évidente : si les gens n’ont pas un endroit sûr où vivre, ils ne peuvent pas prendre correctement soin d’eux-mêmes ou des autres. Cela fait du logement une priorité en matière de soins. Ensuite, il faut réfléchir à l’endroit où les logements sont situés et à leur articulation avec d’autres aspects de la vie. Construire des logements loin de la ville engendre de l’isolement, à moins qu’il n’y ait des transports pour relier les résidents aux écoles, aux services ou aux emplois. D’où l’idée de la ‘ville en un quart d’heure’ : chacun devrait avoir accès aux soins, à la nourriture, à un logement, aux services sociaux, aux espaces verts et aux loisirs en une quinzaine de minutes de chez lui. Si ce n’est pas le cas, nous devons repenser l’environnement bâti pour y parvenir.”
“Donc, que l’on parle de logement, de transport ou de soins de santé, le soin doit toujours être considéré comme faisant partie du tissu relationnel – comment une politique affecte la capacité des gens à vivre et à prendre soin en lien avec d’autres.”
“Mon conseil aux jeunes politiciens est : pensez toujours à la dimension de soins de toute politique sur laquelle vous travaillez – qu’elle concerne les gens, les institutions, la société ou la planète.”
Ouvrages cités & inspiration récente :
- Brückner, M., Fleischer, E., Gather, C., Luck, F., Jurczyk, K., Rerrich, M. S., Thiessen, B., & Weicht, B. (2022). Clean Up Time! Redesigning care after COVID-19: A position paper on the care crisis from Austria, Germany and Switzerland. International Journal of Care and Caring, 6*(1–2), 247–251. https://care-macht-mehr.com/english-version-2013/
- Grard, C., Mugisha, E. L., & Baquet, C. (2023). Par-dessus les épaules des stagiaires : La profession infirmière. État des lieux et pistes pour assurer sa pérennisation. UCLouvain, Laboratoire d’anthropologie prospective.
- Tronto, J. C. (2023). Can democratic caring save our planet? Revue Philosophique de Louvain, 121(4), 601–620. https://doi.org/10.2143/RPL.121.4.3292369