Pascal Chabot
Le progrès subtil – Penser le futur du prendre soin avec Pascal Chabot
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Le soin, symptôme et boussole d’un monde à réinventer
Le secteur des soins de santé traverse une crise profonde. Manque de moyens, fatigue chronique des soignants, explosion des besoins… La machine s’essouffle. Mais au-delà des urgences budgétaires, c’est un questionnement beaucoup plus large qui émerge : et si la crise du soin était en réalité celle de notre vision de l’humain, de la société, du progrès ?
Dans le cadre du projet Caruna, qui vise à nourrir un débat collectif sur l’avenir du « prendre soin » en Belgique, nous avons rencontré le philosophe Pascal Chabot. À la croisée de la philosophie, de la sociologie et de l’éthique, il nous invite à une lecture en profondeur : celle d’un soin comme lien, comme don, comme boussole de notre humanité.
Pascal Chabot est philosophe et enseignant à l’IHECS (Bruxelles). Ancien chercheur au FNRS, il interroge depuis plus de 20 ans la manière de vivre dignement dans une époque à la fois excessive et fabuleuse. Ses travaux portent sur le progrès, le temps, le burn-out, la qualité de vie, ou encore les liens entre technologie et humanité. Auteur de nombreux ouvrages – Global burn-out, Après le progrès, Avoir le temps, Traité des libres qualités – il développe une pensée originale et accessible autour de concepts tels que le progrès subtil, les ultraforces, ou le qualitarisme. Il est aussi scénariste (Burning-out, Simondon du désert), et a collaboré avec le monde de la danse contemporaine. À travers ses livres, ses films et ses interventions publiques, il propose une philosophie ancrée dans le réel, attentive aux mutations de notre temps et tournée vers l’avenir.
Le soin, un rapport à l’autre non utilitariste
Pour Pascal Chabot, le soin est un type de rapport à l’autre et au monde dans lequel « l’autre n’est pas un moyen, mais une fin en soi ». C’est une relation non utilitariste, qui échappe à l’échange de services ou à l’intérêt personnel. Le soin n’est pas normatif, il n’a pas de formule, il se construit dans la singularité de chaque relation. Il contient toujours une dimension de don, et aussi de respect de l’autonomie de l’autre.
« Le soin est une relation. Ce qui importe, c’est l’intérêt de l’autre – qui doit devenir notre propre intérêt. »
Dans nos sociétés fonctionnelles, beaucoup de relations sont instrumentalisées : le chauffeur de bus, la caissière, le médecin, … autant de fonctions qui masquent la personne. Prendre soin, c’est sortir de ces rôles et catégories, pour entrer dans un rapport libre, désintéressé, humain.
Mais il y a une vigilance à garder : « On peut être dévoré par le soin. » Quand l’émotion, la compassion ou la volonté prennent toute la place, le risque est de s’oublier soi-même. Il faut poser des limites, préserver l’équilibre.
« Tout ce qu’on donne à l’autre, parfois, on ne se le donne pas à soi-même. »
Comme première illustration du prendre soin, Pascal Chabot cite la paternité. C’est l’exemple typique d’une relation de soin évolutive : d’abord organique durant la petite enfance, elle prend un rôle éducatif pour permettre l’ouverture au monde pour devenir presque amicale dans une phase ultérieure. Toujours, le soin est là — mais il se transforme, tout comme la relation humaine elle-même.
La place du soin dans le vivre ensemble : progrès ou régression ?
À la question des évolutions du « prendre soin », Pascal Chabot choisit de remonter loin dans le passé :
« On est clairement en progrès majeur sur le thème du soin, par rapport aux phases précédentes de la société ! »
Et de fait, si l’on se replonge dans les pratiques du XVIe au XIXe siècle, les avancées sont indéniables. À cette époque, les institutions psychiatriques niaient toute dignité aux personnes souffrant de troubles mentaux, et l’éducation des enfants s’exerçait souvent dans la violence ou la négligence.
Même si le débat contemporain met en lumière une crise du soin, il faut reconnaître les progrès accomplis. Au fil des siècles, le soin s’est humanisé, ouvrant la voie à davantage de respect, de pluralité et de reconnaissance des besoins individuels.
« Le soin s’est pluralisé, technologisé, complexifié. »
Cette pluralisation se manifeste dans les approches pédagogiques, les chartes éthiques, l’autonomisation des patients, ou encore l’essor des médecines intégratives. Le soin a quitté le seul champ religieux ou médical pour s’installer dans d’autres sphères du quotidien. Il s’est aussi outillé : protocoles, techniques, dispositifs numériques — autant d’éléments qui en ont modifié la nature.
Mais malgré ces avancées, un paradoxe persiste : jamais les ressources n’ont été aussi nombreuses, et pourtant le sentiment d’un effondrement ou d’un épuisement collectif n’a jamais été aussi fort. Pourquoi ?
Parce que, selon Pascal Chabot, le vrai point d’étranglement n’est pas technique. Il est imaginaire. Notre société progresse de façon impressionnante dans les domaines technologique ou économique — c’est ce qu’il appelle le progrès utile. Mais elles peinent à avancer sur un autre terrain, plus discret, plus fragile : celui du progrès subtil.
« Pour les relations humaines, pour le soin, pour l’éducation… notre imaginaire du progrès est en panne. »
Ce progrès subtil, étymologiquement lié à la « trame sous-jacente » (du latin subtela), concerne l’art d’être lié : à soi-même, aux autres, à ses valeurs, à l’environnement. C’est là que la crise du soin prend racine. Car face à un environnement de plus en plus technologique, les relations humaines sont les premières victimes d’un monde en accélération.
Dès lors, la question centrale n’est plus seulement : « Comment mieux soigner ? », mais plutôt : « Quel lien voulons-nous tisser dans la société de demain ? »
Digitose, burn-out et santé mentale : les nouveaux visages de la souffrance
La santé mentale est aujourd’hui un révélateur particulièrement aigu de cette crise du soin. Burn-out, éco-anxiété, solitude numérique… les pathologies se multiplient. Et les anciens outils (psychanalyse, institutions, prévention) ne suffisent plus.
« Les outils classiques de la santé mentale sont devenus inopérants. Il faut inventer. »
Dans ses ouvrage, Pascal Chabot parle e la « digitose ». Une pathologie de l’époque, née de la fusion entre notre conscience et les réseaux numériques (voir encadré). À chaque notification, à chaque scroll, c’est notre capacité de recul, de rêverie, de connexion intérieure qui s’effrite.
Qu’est-ce que la digitose ?
La digitose est un néologisme forgé par Pascal Chabot pour désigner de nouvelles pathologies liées à notre connexion permanente à un "surconscient numérique" — un vaste réseau d’informations qui absorbe notre attention et trouble notre rapport au sens, à nous-mêmes et aux autres. Elle englobe des phénomènes contemporains comme le burn out, l’éco anxiété ou la rivalité avec les intelligences artificielles — des troubles qui ne relèvent pas des catégories classiques (névroses, psychoses) et témoignent d’un déséquilibre exigeant une nouvelle compréhension de nos souffrances
« Notre inconscient est moins nourri. Et notre surconscient numérique est surexposé. »
Il rappelle qu’il y a vingt ans, après avoir pris un verre dans un café, on sortait, on marchait et on laissait revenir en soi les échos des échanges, des discussions que nous avions eus. Aujourd’hui, on se reconnecte immédiatement à la machine. Le champ des interactions s’est élargi et cela crée beaucoup d’opportunités mais également des changements affectant notre cerveau. La philosophie doit s’emparer de cette mutation.
Dans ce contexte, le soin devient plus difficile. Comment « soigner » quelqu’un qui est surconnecté? Comment accompagner des personnes qui ne trouvent plus de sens ni dans le travail, ni dans les relations, ni dans l’avenir ?
« Le monde de la santé mentale ne comprend pas encore ce qui est en train de se passer. »
Sens, lien, valeurs : ce que le soin dit de notre époque
Derrière la crise du soin se cache une crise plus fondamentale encore : celle du sens. Pascal Chabot insiste sur le fait que le sens de l’existence ne peut pas être une affaire strictement personnelle. « Ce n’est pas individuellement qu’on résout la question du sens. C’est dans le rapport à l’autre. » C’est dans la relation, le lien, la réciprocité que quelque chose de profond se construit.
Il distingue deux types de relations : les intéressées, fonctionnelles, utilitaires — et les désintéressées, humaines, gratuites. C’est dans ces dernières que le soin puise toute sa force. Lorsqu’il ne cherche rien à obtenir, lorsqu’il n’est ni marchandise, ni obligation, mais simplement un acte de présence et d’attention, il devient moteur de sens, pour celui qui donne comme pour celui qui reçoit.
Ces relations désintéressées ne sont pas l’apanage de saints : elles sont partout dans nos vies, majoritairement gratifiantes, même si elles ne concernent pas tout le monde. Il existe aussi des postures égoïstes, des repliements sur soi. Mais dans l’ensemble, prendre soin de l’autre, c’est aussi prendre soin de soi-même. Ce n’est pas un sacrifice permanent, mais une dynamique d’équilibre.
Car le soin n’est jamais infini. Il se donne dans des limites. En Belgique, il se pense aussi collectivement — à travers des mécanismes comme la sécurité sociale. Ce qui fait que certains aujourd’hui donnent moins dans la rue en se disant : « j’ai déjà contribué via mes impôts. »
Cet équilibre entre soi et l’autre, entre le don et la protection de soi, est profondément variable. Il traverse nos cultures, nos éducations, nos rôles de genre. « Traditionnellement, la mère ne se pose pas la question : elle soigne. Le père, lui, commence par son travail, puis prend soin après. » Cette priorisation révèle combien le soin est inscrit dans nos mentalités profondes, modelé par l’histoire, la religion, les valeurs sociales. Dans l’univers chrétien par exemple, la place centrale de l’autre est associée à une forme de vertu, de don de soi — parfois jusqu’à l’oubli de soi.
Aujourd’hui, il nous faut peut-être repenser cette dynamique. Non pas pour choisir entre soi et l’autre, mais pour habiter plus consciemment cet espace entre les deux : là où le soin devient à la fois un lien, une limite, et un sens.
Un appel à prendre soin du soin lui-même
Face à ces constats, Pascal Chabot ne propose pas de solutions miracles. Mais il invite à une révolution silencieuse : celle d’un nouvel imaginaire. Une manière de « prendre soin du soin », c’est-à-dire de veiller à ce qu’il ne soit pas réduit à un service technique ou à un coût.
« Prendre soin du progrès subtil à l’heure des digitoses. »
Cela signifie : réhabiliter le lien, l’attention, l’éducation. Réconcilier technique et éthique. Mettre les jeunes au cœur des politiques de soin, pas seulement les personnes âgées. Dépasser la seule logique de performance pour revaloriser la sagesse, la lenteur, la transmission. Ce n’est pas un retour en arrière. C’est un pas de côté, pour envisager autrement la notion de progrès. Non plus comme une fuite en avant technologique, mais comme une capacité à mieux habiter le monde, ensemble.
Et si le soin devenait le cœur d’un nouveau récit collectif ?
Le soin n’est pas une solution à tout. Mais il est un révélateur puissant de notre rapport au monde. En crise, il nous parle de nos déséquilibres. En transformation, il nous donne des pistes pour avancer.
Avec Pascal Chabot, on comprend que la question du soin est avant tout une question de sens : comment voulons-nous vivre, ensemble, demain ? Quelles valeurs souhaitons-nous transmettre ? À quoi voulons-nous consacrer notre attention, notre énergie, notre humanité ?
Le soin devient alors une éthique, un projet, une promesse. Celle d’un progrès à visage humain. D’un lien qui soigne. D’une société qui ne se contente plus de survivre, mais qui prend soin – de ses membres, de ses fragilités, et de ses avenirs.
En savoir plus:
- Pascal Chabot, Un sens à la vie, PUF – Presses Universitaires de France, 2024.
- Pascal Chabot, Global burn-out, PUF – Presses Universitaires de France, 2013.
- Dans les algorithmes, « Coincés dans les digitoses. Entretien avec Pascal Chabot », 20 mei 2025. https://danslesalgorithmes.net
- Documentaire : Burning Out – Dans le ventre de l’hôpital, réalisé par Jérôme le Maire, co-écrit avec Pascal Chabot, production AT-Prod / Arte / RTBF, 2016.