Laetitia Genin
Donner la parole aux femmes
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Quand Laetitia Genin parle du « prendre soin », ce n’est pas un concept théorique. Coordinatrice nationale de Vie Féminine, elle porte la voix des femmes en situation de précarité, de violences, d’isolement. Son propos est ancré dans l’expérience du terrain, loin des bureaux d’étude.
« Tout ce que je vous propose vient du vécu des femmes. Pas d’une réflexion déconnectée, mais de ce qui se vit sur le terrain. »
L’expérience des femmes de Vie Féminine met en lumière une réalité : prendre soin est à la fois une source de valorisation identitaire, un rôle imposé, et un terrain de luttes pour la justice sociale.
Coordinatrice nationale de Vie Féminine, mouvement d’éducation permanente féministe actif en Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle est diplômée en assistance sociale (HENam) et titulaire d’un master en politique économique et sociale de l’UCL. Avant de rejoindre Vie Féminine, elle a travaillé comme assistante sociale et s’est impliquée dans différents projets liés à l’accompagnement social, à l’égalité femmes-hommes et aux politiques de lutte contre la précarité.
Vie Féminine accompagne les femmes dans leurs luttes quotidiennes : précarité, violences, isolement, accès aux soins. Le travail repose sur des groupes collectifs de terrain, où la parole des femmes nourrit une réflexion politique et sociale.
Le soin comme identité… et comme assignation
Dans les groupes de Vie Féminine, beaucoup de femmes se présentent d’abord comme mères : « Je suis mère de deux enfants. » Ce rôle maternel est perçu comme constitutif de leur identité. La métaphore utilisée par certaines est celle de Shiva aux multiples bras : disponibilité permanente, multitâche, dévouement.
Mais derrière cette valorisation se cache aussi un enfermement. La société continue d’attendre des femmes qu’elles prennent soin : des enfants, des personnes âgées, du foyer. Comme si ce rôle était « naturel ».
Maar binnen die waardering voelen ze zich tegelijk opgesloten. De samenleving blijft gewoon verwachten dat vrouwen zorg dragen, voor de kinderen, voor ouderen, voor het huishouden. Alsof dat hun ‘natuurlijke’ rol zou zijn.
« On attend des femmes qu’elles prennent soin, comme si c’était inné. »
Cette assignation s’exprime dès l’enfance et se poursuit dans les choix professionnels. Les femmes restent majoritaires dans les filières d’assistante sociale, d’infirmière, de soins à la personne. Pourtant, leur travail est peu reconnu et le secteur souffre d’un manque criant de valorisation.
Une société qui oscille entre mobilisation et exclusion
Des signaux positifs existent. Laetitia Genin cite la mobilisation du secteur non marchand le 22 mai dernier:
« Ce qui me rassure, c’est de voir qu’il y a encore des mobilisations. On refuse les politiques qui nous divisent. »
Mais en parallèle, elle observe une société de plus en plus excluante et violente. Ceux qui évoluent dans un cadre favorable parviennent à « naviguer », mais les plus vulnérables se retrouvent laissés au bord du chemin.
Le discours politique sur « l’accessibilité » aux soins paraît positif et rassembleur : il donne l’impression que tout le monde sera mieux pris en charge. Mais, en décortiquant les mécanismes concrets, on découvre une réalité contrastée. Pour certains publics déjà relativement insérés ou informés, ces dispositifs améliorent effectivement l’accès aux soins. En revanche, pour les personnes qui vivent déjà dans la précarité – isolement, pauvreté, violences, fracture numérique – ces mêmes mesures peuvent au contraire creuser les écarts. Les obstacles financiers, géographiques et symboliques restent intacts, voire se renforcent, si bien que celles et ceux qui avaient déjà du mal à entrer dans le système en sont encore davantage tenus à l’écart.
« Si on est privilégiés, on navigue. Si on est vulnérables, on disparaît du radar. »
Trois enjeux cruciaux du soin
Dans le travail de Vie Féminine, trois dimensions reviennent sans cesse : l’accessibilité, le rapport au personnel soignant, et la santé mentale.
1. L’accessibilité
Elle ne peut se réduire au seul aspect financier. Laetitia Genin distingue trois dimensions :
Financière: les mécanismes de remboursement existent, mais ils ne profitent pas aux plus précarisés. Beaucoup de femmes renoncent à se soigner pour privilégier leurs enfants. « Elles se soignent au Dafalgan », dit-elle avec gravité.
Géographique: dans les zones rurales, le manque de mobilité et la rationalisation des services de santé rendent l’accès aux soins quasi impossible.
Symbolique: se sentir légitime, cru, entendu. Trop de femmes disent : « Le médecin savait déjà ce que j’avais sans m’écouter. »
« L’accessibilité symbolique est la première condition : si je ne me sens pas entendue, je n’irai pas. »
2. Le rapport au personnel soignant
Les femmes expriment une colère : soins expédiés, manque d’écoute, absence de temps. Mais cette colère se double rapidement d’empathie. Beaucoup connaissent une personne proche qui est infirmière épuisée et victime d’une organisation en crise.
« Nous dénonçons l’organisation structurelle des soins. Elle ajoute de la violence organique et systémique, et les soignants en souffrent autant que les patients. »
3. La santé mentale
Sujet longtemps invisible, la santé mentale apparaît comme un pilier fondamental. Or, elle est structurellement malmenée : conditions de travail dégradées, pression à « toujours travailler plus », manque de temps pour les proches.
La santé mentale n’est pas seulement une question de remboursement de séances chez le psychologue, mais une question d’organisation sociale : temps de vie, équilibre, reconnaissance.
Vers une société qui prend soin
Pour Laetitia Genin, améliorer notre système de soins ne se résume pas à ajouter quelques remboursements ou ouvrir de nouveaux services. Il s’agit d’un changement de fond.
Elle insiste d’abord sur la proximité. Dans les témoignages des femmes, le médecin de famille revient sans cesse comme figure essentielle : il connaît le quartier, la famille, parfois même plusieurs générations. On le croise au supermarché, à l’école, dans la rue. Cette relation de confiance crée un sentiment de sécurité et d’appartenance. Or, cette proximité est aujourd’hui menacée par des politiques de rationalisation qui concentrent les services et éloignent les soignants des patientes.
Mais le « prendre soin » ne s’arrête pas aux portes de l’hôpital ou du cabinet médical. Il traverse toute la société. C’est le temps qu’on peut consacrer à ses enfants ou à un parent âgé. C’est la possibilité de s’impliquer dans une association, de s’occuper d’un jardin partagé, de prendre soin de la nature. C’est aussi la solidarité entre voisins, l’attention portée aux plus fragiles.
« Prendre soin, c’est beaucoup plus large que les soins de santé. C’est une manière d’habiter ensemble le monde. »
Revaloriser le soin, c’est donc reconnaître qu’il fait partie de notre vivre ensemble. Cela suppose d’y consacrer du temps, des moyens et surtout une véritable considération.
Du symbole au changement réel
L’écart entre le discours politique et la réalité vécue par les femmes est immense. La crise sanitaire avait brièvement mis en lumière l’importance du soin : en 2020, on applaudissait chaque soir les soignants. Trois ans plus tard, c’est la déconsidération qui domine. Pour Laetitia Genin, ce renversement est révélateur d’un malaise plus profond : nous avons collectivement tendance à valoriser le soin symboliquement, mais sans lui donner les moyens nécessaires pour exister réellement.
Les femmes de Vie Féminine rappellent que le prendre soin ne peut être réduit à une responsabilité individuelle. Demander à une mère de « mieux nourrir sa famille » alors que les aliments sains sont financièrement hors de portée relève de l’injustice. Exiger de travailler toujours plus, tout en espérant préserver un équilibre de santé mentale, revient à ignorer la réalité de vies déjà épuisées. Enfin, parler d’égalité sans repenser l’organisation du travail, des congés familiaux ou de la répartition des tâches domestiques, c’est rester dans le symbole sans agir sur les causes structurelles.
Le message est clair : si l’on veut construire une société réellement bienveillante, il faut considérer le soin comme une responsabilité collective, appuyée par des politiques publiques ambitieuses, et non comme un simple choix personnel.
Des modèles étrangers, notamment nordiques, inspirent sur certains points (congés familiaux plus égalitaires – voir encadré), mais l’essentiel est d’inventer ici un nouveau paradigme de société.
« Le prendre soin, c’est notre responsabilité à toutes et tous. »
Le modèle norvégien des congés parentaux
En Norvège, les parents bénéficient d’un congé parental généreux et égalitaire. Ils peuvent choisir entre 49 ou 59 semaines (si 80 %) et la période est répartie en trois parties : un quota non transférable pour la mère, un quota non transférable pour le père (actuellement 15 semaines chacun), et une partie partageable librement entre les deux.(source)
Ce système vise à promouvoir un modèle de société « dual earner – dual carer », où les responsabilités familiales sont partagées équitablement entre parents, contribuant ainsi à l’égalité de genre tant à la maison que dans la sphère professionnelle. (source)
Oser le changement collectif
Le témoignage de Laetitia Genin illustre un paradoxe : les femmes continuent à porter une grande part du « prendre soin », mais dans des conditions qui les fragilisent et renforcent les inégalités.
Repenser le soin, c’est donc refuser l’exclusion et la violence institutionnelle, et oser une transformation structurelle de notre société. En fin d’entretien, nous avons demandé à Laetitia Genin à quelle citation elle aimerait faire référence après ces échanges très riches et elle nous confie un témoignage d’une participante de Vie Féminine : « Nous les femmes avons la responsabilité de la bonne santé des autres, mais qui prend soin de nous ?! C'est toujours plus, toujours plus. Notre société souffre mais qui va la soigner ?! "
« Prendre soin, c’est notre responsabilité collective. »
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- Laetitia souhaite enfin encore signaler l'étude de Vie Féminine traitant d'une définition féministe de la santé.