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Pauline Boeckxstaens

L’avenir des soins consiste à renforcer une véritable interaction et réflexion humaine. C’est là où réside leur plus grande force.

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“Prendre soin, cela signifie avant tout pour moi les contacts humains interpersonnels : proximité, attention et capacité à être présent auprès de l’autre, même sans solutions toutes faites”, dit Pauline Boeckxstaens, médecin généraliste, chercheuse et enseignante. “Les soins ne sont pas une addition d’actions ou d’actes techniques, mais une expérience humaine partagée, ancrée dans le respect mutuel et des relations porteuses de sens. Ils sont autant une question de réflexion que d’action : évaluer chaque fois ce qui compte vraiment pour cette personne spécifique, dans ce contexte spécifique.”

Pauline Boeckxstaens plaide en faveur d’un environnement de soins qui valorise les soins informels, sans les solliciter excessivement. “Prendre soin, cela se fait aussi à la maison, au travail, dans le quartier. C’est également aider les gens à trouver leur équilibre spécifique entre leurs rôles professionnels et personnels et à accepter des responsabilités significatives, sans contrainte, contrôle ou jugement.” En ce sens, les soins sont aussi une mission sociale : créer les conditions qui permettent la dignité humaine, l’autonomie et la solidarité.

Pauline Boeckxstaens est médecin généraliste à la maison médicale Wijkgezondheidscentrum Botermarkt à Ledeberg et enseignante à l’Université de Gand, où elle est attachée au département Santé publique et Soins de première ligne. Elle combine son travail clinique avec des recherches sur les soins centrés sur les objectifs de vie, la multimorbidité et l’organisation de la première ligne. Pauline jette des ponts entre la pratique et le pouvoir politique, la science et l’humanité. Ses travaux partent toujours d’une question centrale : ‘Qu’est-ce qui est vraiment important pour le patient ?’ Au sein de l’Académie de la Première Ligne, elle est un moteur de l’intégration des soins centrés sur les objectifs de vie dans l’enseignement et la pratique.

“L’essence des soins réside dans le contact physique quotidien, de personne à personne. Prendre soin les uns des autres, mutuellement”, affirme Pauline. “Y compris lorsqu’il s’agit d’une opération hypercomplexe à cœur ouvert ou d’un traitement intensif contre le cancer. Même dans des contextes aussi techniques, cet aspect humain reste central. On peut penser à la manière dont une mère prend soin de son enfant ou à la chaleur d’un milieu qui accueille un nouveau-né. Mais aussi à quelque chose d’aussi simple que de préparer le repas, le soir, pour ses enfants après leur entraînement de handball.” Le soin est intimement lié à la vie elle-même. Le contact interpersonnel constitue son fondement.

Cela peut aussi se produire sur le lieu de travail. Parfois, on voit que quelqu’un ne va pas bien. Un regard, une attitude. Un petit geste peut alors suffire : une main sur le dos, un morceau de chocolat... C’est aussi cela, prendre soin. Sans mots, mais avec beaucoup de sens. Quelque chose que chacun peut faire à sa manière.

Le soin existe sous toutes les formes : il peut être informel, formel, simple ou complexe. Pendant la pandémie de coronavirus, c’est surtout cette humanité qui nous a manqué. On nous a privés de la proximité, ce qui nous a fait prendre conscience à quel point elle est essentielle. C’est pourquoi nous devons définir le soin de manière plus large. Non seulement les soins professionnels méritent d’être reconnus, mais aussi les soins informels prodigués par la famille, les voisins et les amis. Pauline souligne l’importance croissante du réseau informel dans les soins.

Les gens doivent à nouveau avoir la possibilité de prendre soin les uns des autres. Tout simplement, en étant ensemble. Dans le même temps, nous devons rester vigilants. Des initiatives telles que les ‘quartiers solidaires’ sont précieuses, mais ne doivent pas servir d’excuse au système pour se décharger de sa responsabilité sur l’individu. Les soins sont et restent une responsabilité de la société.

La réflexion, une boussole pour les objectifs, les moyens et les actions

Nous devons être attentifs à ne pas rendre les gens responsables du réseau informel dont ils disposent, simplement parce que l’offre formelle de soins est saturée. C’est un exercice d’équilibre permanent. “C’est pourquoi j’aimerais ajouter quelque chose à la définition des soins, à savoir la ‘réflexion’. Une réflexion sur les actions qui constituent les soins”, explique Pauline Boeckxstaens. “Nous disposons de tant de possibilités et d’idées dans les domaines des soins de santé, du travail social et de l’aide informelle. Mais nous devons chaque fois nous demander : cette action contribue-t-elle à ce qui est vraiment important et significatif pour cette personne ?”

Qu’il s’agisse d’une opération du genou, d’un traitement contre le cancer, de soins quotidiens à domicile ou d’une aide à l’intégration... ce sont autant d’actions qui constituent des soins. Et qui nécessitent donc une réflexion. “Cette réflexion concerne également les actions des aidants proches. En tant qu’équipe de soins, on doit les suivre. Si le réseau informel est déséquilibré, le système formel doit pouvoir intervenir ou prendre le relais. Les professionnels ne peuvent pas simplement rejeter la responsabilité sur les aidants proches. Les soins informels sont précieux, tant qu’ils gardent du sens pour ceux qui les dispensent. Tant que cela reste un choix et ne devient pas un fardeau.”

Nous devons étendre cette réflexion à toutes les actions, formelles et informelles, relatives aux soins”, souligne Pauline. “Nous devons chaque fois nous demander : cette action contribue-t-elle à ce qui est important pour cette personne ? Et l’aidant proche lui-même voit-il un sens à cette action ou est-ce qu’elle devient une charge ?”

Et Pauline précise : “En nous inspirant de la littérature et du travail de terrain, nous avons développé un cadre qui aide à démêler des situations. Ce cadre part du concept de soins centrés sur les objectifs de vie, avec trois concepts clés comme fils conducteurs : les objectifs de vie, les objectifs de soins et les moyens dont des actions découlent (Basé sur un texte d’initiation aux soins centrés sur les objectifs de vie de Pauline Boeckxstaens et An Ravelingien). Notre réflexe de ‘sauveteurs’ nous pousse souvent, en tant que professionnels de la santé, à vouloir intervenir rapidement : “Cet homme atteint de la maladie d’Alzheimer doit aller dans un centre de jour”, “Cette personne alcoolique doit aller dans un centre de désintoxication”, etc. Nous confondons alors le moyen et la but et nous perdons de vue la perspective plus large de la personne.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une attitude réflexive vis-à-vis des objectifs, des moyens et des actions concrètes. En partant des objectifs de vie et des valeurs du patient, nous déterminons les objectifs de soins qui y correspondent, en ensuite seulement les moyens qui peuvent servir à cela. Et non l’inverse. Par exemple : une personne diabétique aimerait-elle pouvoir voyager ? Dans ce cas, l’objectif de soins, ce sont des soins autonomes à distance et les moyens sont un régime alimentaire adapté et un suivi.

Il est aussi utile de dissocier les objectifs de vie, les objectifs de soins et les moyens en cas de résistance ou de refus des soins. En réfléchissant aux actions déjà menées et en examinant les objectifs auxquels elles répondent, on peut souvent voir clairement où se situe le nœud du problème. Lorsque les objectifs de soins et de vie se heurtent à des dilemmes moraux, les valeurs sous-jacentes peuvent donner une orientation.

Identifier les objectifs de vie n’est pas toujours facile. La question ‘Qu’est-ce qu’une bonne journée pour vous ?’ s’avère souvent être une porte d’entrée accessible et efficace. Même les personnes qui ont dû renoncer à beaucoup de choses peuvent souvent encore dire ce qu’est une bonne journée pour elles. Ces éléments constituent une boussole appropriée pour leur vie et leurs objectifs de vie.”

Entre autonomie et risque

Les formations sur les soins centré sur les objectifs de vie abordent fréquemment le thème ‘comment la gestion des risques peut conduire à la contrainte’. La contrainte s’oppose à l’autonomie. Avec les personnes atteintes de troubles cognitifs, on a vite tendance à recourir à des mesures de contrainte. Mais est-ce toujours nécessaire ?

“Dans notre quartier, une femme turque atteinte d’Alzheimer vivait encore seule chez elle. Ses capacités cognitives déclinaient fortement. Elle errait parfois dans les rues, mais les gens du quartier la soutenaient”, raconte Pauline. “La question n’était pas : que fait-on si quelque chose lui arrive ? Mais plutôt : quelle relation avons-nous vis-à-vis de ce risque, de son autonomie et de la bienveillance ? Nous devons apprendre à tolérer des risques.”

“Récemment, un de mes patients a été hospitalisé. Sa femme et lui vivaient très repliés sur eux-mêmes. Depuis des années, j’essayais de mettre en place des soins à domicile, mais ils refusaient toujours. Ils n’ont autorisé les soins à domicile qu’après que l’homme soit tombé à vélo, mais ils les ont rapidement mis à la porte. Les derniers jours à la maison n’étaient en fait pas raisonnables. Les soins à domicile n’ont débuté que le mercredi, alors que l’homme a déjà été hospitalisé le vendredi et transféré ensuite dans une maison de repos. L’équipe soignante s’est sentie impliquée trop tard et a exprimé après coup sa frustration : “Pourquoi seulement maintenant ? C’était indigne’. Certains m’en ont même voulu en tant que médecin généraliste.”

“J’ai discuté avec l’équipe et j’ai reconnu leur inquiétude. Ils m’ont incitée à faire hospitaliser mon patient pour le week-end. Mais je crois aussi que nous devons parfois permettre ces situations difficiles. Parfois, ces trois jours, trois semaines ou trois mois au-delà de la limite du ‘tolérable’ sont nécessaires pour que les gens prennent conscience de la situation.

Pour la femme de ce patient, ces trois jours ont été cruciaux. Elle avait besoin de ce temps pour réaliser qu’une admission en maison de repos était inévitable. Aujourd’hui, elle lui rend visite chaque jour à vélo. C’est lourd, elle le voit décliner et souffre avec lui. Mais le fait qu’elle ait d’abord eu le temps d’arriver elle-même à cette conclusion fait toute la différence.”

Le sac à dos, métaphore des soins

En tant que médecin, Pauline utilise souvent l’image du sac à dos. Les gens emportent un tas de choses avec eux. “À la maison médicale, nous pouvons leur offrir un endroit où ils peuvent un moment vider ce sac à dos. Tout peut être mis sur la table. Ensemble, on regarde, on réaménage, on jette peut-être quelque chose. Mais à la fin, ils ramènent ce sac à dos chez eux, un peu plus en ordre, espérons-le.
Le piège ? Que nous, les professionnels, emportions nous-mêmes ce sac. Bien sûr, certains récits nous touchent. Mais notre tâche n’est pas de tout résoudre mais bien d’aider les gens à s’y retrouver. Parfois c’est simplement en regardant et en mettant de l’ordre ensemble.”

Entre prévention et contrôle

La tension entre autonomie et sécurité n’entre pas seulement en jeu au moment de la fin de vie ou en cas de démence, mais aussi au niveau de la prévention. Aujourd’hui, les soins préventifs consistent souvent à dissuader ou à interdire un tas de choses aux gens. Lors des consultations, vingt minutes sont parfois consacrées à passer en revue tout ce qu’il faut ou ne faut pas faire. Cela soulève une question : s’agit-il encore de soins ou plutôt de contrôle ?

“Mes patients ont le droit de boire, de fumer, de ‘mal se comporter’. Pas parce que j’approuve cela, mais parce que je pense que les soins doivent être un lieu sûr, où les gens se sentent acceptés, quel que soit leur comportement”, souligne Pauline. “Bien sûr, j’essaie de les motiver, mais le contact avec le soignant/l’intervenant social doit avant tout rester sûr. Et oui, il arrive parfois qu’un stagiaire me fasse remarquer que je néglige un peu la prévention. La balance penche alors dans l’autre sens et j’y suis de nouveau plus attentive.”

Nous devons être conscients de ce que nous faisons avec tous ces chiffres, ces lignes directrices et ces médicaments contre le cholestérol. Il s’agit de réduire les risques, mais parfois, nous forçons les gens. Alors que prendre soin, cela signifie aussi accepter l’autre tel qu’il est. Il ne faut pas nécessairement tout changer.

Pauline se rappelle d’un patient : analphabète, ne parlant pas notre langue, vivant dans la pauvreté, atteint d’un cancer du poumon, fumeur et buveur. Un spécialiste avait envoyé un rapport contenant huit recommandations, toutes correctes sur le plan médical. L’une d’elles disait : ‘Cet homme doit d’urgence apprendre le néerlandais. Le fait qu’il ne puisse pas s’exprimer en cas d’urgence médicale constitue un risque’. “D’un point de vue médical, ce collègue avait raison et son approche était justifiée”, admet Pauline. “Mais sa réaction n’était absolument pas adaptée à la réalité de ce patient. Il sait qu’il ne doit pas fumer. Mais il fume. De grâce, qu’il reste le bienvenu dans notre système de santé. Afin qu’il ne soit pas intimidé par des médecins qui lui disent ‘Vous ne devez pas fumer’ quand il souffre d’une métastase. Car dès que nous devenons trop moralisateurs, nous excluons les gens des soins et ce sont souvent ces patients qui ont les besoins les plus importants.”

« Prendre soin, c’est aussi : donner aux gens la possibilité de faire leurs propres choix, même s’ils comportent des risques. Pour moi, l’autonomie passe presque toujours avant la sécurité. Il n’est pas rare que tous ces arbitrages entre différentes valeurs au sein d’équipes interprofessionnelles dans des situations complexes de soins soient matière à débat. »

Une autre situation a récemment été évoquée lors d’un entretien avec un mentor. Une étudiante en médecine a parlé d’une jeune femme ayant un passé de toxicomane, qui ne buvait que du coca. L’étudiante, elle-même issue d’un milieu sûr et ‘clean’, est entrée dans un appartement social en plein désordre et avec des têtes de mort. Son premier réflexe a été : ‘Il faut tout changer ici’. Mais au cours de la conversation, elle a découvert que la femme souffrait d’une grave dépression. Elle n’avait aucune chance d’atteindre l’âge de 80 ans. Il devient alors évident que rien de ce que vous aimeriez proposer, en tant qu’intervenant, ne correspond à ce que cette personne envisage encore de changer.

Pourtant, cette femme était fière : elle ne consommait plus de drogue et elle avait commencé à boire de l’eau, ce qu’elle ne faisait jamais auparavant. Ce sont de petits pas. Mais aussi de grandes réussites. “Si vous ne pouvez pas voir en cela des soins porteurs de sens, vous êtes bloqué”, affirme Pauline. “Car prendre soin, ce n’est jamais assez, On peut toujours en faire plus. Mais beaucoup de choses ne peuvent pas changer comme ça.”

Oser prendre le temps

Tout l’enjeu, pour la médecin généraliste qu’est Pauline Boeckxstaens, c’est d’oser prendre le temps. Pas nécessairement en termes de consultations plus longues, mais plutôt pour voir vers où on va avec le patient. L’un de ses collègues à la maison médicale s’est demandé dernièrement : ‘Pourquoi est-ce que j’aime encore travailler ici ?’ Cette question touche à quelque chose de fondamental. Les soignants doutent, cherchent, veulent parfois arrêter ou changer. Peut-être devrions-nous nous poser plus souvent cette question : pourquoi sommes-nous ici, en fait ? Qu’est-ce qui donne un sens à notre travail ?

“Je repense alors à un patient que j’ai accompagné... Il y a un an, il vivait dans des conditions très précaires et vulnérables. Aujourd’hui, sa situation s’est nettement allégée. Pas parce que nous avons transformé la pauvreté en richesse – certaines conditions de vie difficiles ont la vie dure – mais parce que nous restons proches et avons fait de petits pas en avant.”

Dans le domaine des soins chroniques, les maladies sont difficiles, voire impossibles à guérir. Ce qui importe alors, c’est de prendre le temps, d’être proche, de faire de petits pas. Parfois simplement regarder ensemble en arrière : “Nous avons commencé il y a six semaines. Où en sommes-nous aujourd’hui ?’ C’est ça, la proximité. C’est ça, les soins. Et parfois, cela consiste simplement à mettre de l’ordre ou à jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule dans le chaos, et parfois à même tolérer que les choses reculent au lieu d’avancer.

Gérer l’incertitude

“Souvent, il vaut mieux en faire moins”, déclare fermement Pauline Boeckxstaens. “Si un patient fiévreux présente un tableau clinique évident de pneumonie, je peux commencer à lui administrer des antibiotiques sans faire de radiographie pulmonaire. Pourtant, nous effectuons souvent ces examens, par réflexe défensif ou parce que nous n’osons pas prendre de risques. Pourtant, les soins ne sont pas la somme d’une série d’actes, mais un processus de mise en balance du pour et du contre et de réflexion sur les conséquences ou les objectifs de chaque action. Si le diagnostic de pneumonie est clair et que la décision de commencer un traitement aux antibiotiques a été prise, une radiographie pulmonaire supplémentaire n’est plus une action qui a du sens.”

« Nous devons apprendre, en tant que société et en tant que système, à supporter une part de risque et d’incertitude. Parfois, la meilleure réponse est : ‘je ne sais pas’. Ce n’est pas de la passivité, mais une non-action mûrement réfléchie, en concertation avec le patient. »

Cela vaut non seulement pour les médecins, mais aussi pour les citoyens. Comme pour un homme souffrant de douleurs dans le haut de l’abdomen : pas de labo, pas de scanner, pas de prescription, mais attendre un peu et supporter ensemble l’incertitude. Tout ce qui est techniquement possible n’est pas forcément nécessaire. Ne pas agir demande du courage, de la communication et de la proximité. C’est une décision active de ne pas faire quelque chose parce que cela ne contribue pas à un objectif qui a du sens. Et c’est précisément cela qui peut conduire à moins d’actes superflus, à un système de soins moins surchargé et à plus de place pour ce qui compte vraiment.

Avec la pression croissante sur le système, le vieillissement de la population, les pénuries de personnel... il est parfois difficile de rester optimiste. Et pourtant, Pauline croit que les soins centrés sur les objectifs de vie peuvent aider à soulager le travail. Pas en étant moins engagé, mais avec moins d’actes qui n’apportent rien ou n’ont pas de sens. Pour que nous puissions rentrer chez nous avec la satisfaction de ce que nous avons accompli.

“Devons-nous vraiment exclure tout risque ici et maintenant ? C’est peut-être ce que la société attend de nous. Mais d’après mon expérience, beaucoup de gens sont ouverts à une discussion sur l’incertitude. On peut alors opter ensemble pour une attitude ‘d’attente vigilante’. Et si, deux mois plus tard, il s’avère qu’il y a quelque chose, on ne vous reprochera rien, à condition que vous ayez été proche. Mais si vous balayez tout d’un revers de la main en disant ‘ce n’est sûrement rien’, on vous fera sûrement ces reproches.”

Nous devons apprendre à tolérer l’incertitude et le risque. Cela demande de la communication et du temps, mais cela a pour effet de réduire le nombre d’actes et de faire beaucoup d’économies. Là où nous ne devons pas faire d’économies, c’est sur la proximité ou l’humanité. Ce sont nos fondements. Nous devons réfléchir davantage aux réflexes techniques du système, qui parfois causent même des dommages. Le point de départ est moins la réduction des coûts que l’utilisation judicieuse des personnes et des moyens dont nous disposons.

Dans les hôpitaux aussi, on entend de plus en plus souvent ces dernières années des réflexions telles que : on peut aussi simplement ne pas intervenir et attendre un peu. Dans cette société, nous avons tous un chemin à parcourir pour considérer aussi la ‘non-action’ comme un acte médical.

“Je crois que nous devons oser être moins défensifs. Je parle bien sûr comme médecin généraliste. Dans mon contexte, ce n’est généralement pas un cancer ou un infarctus. Mais de temps en temps, j’ai une surprise et je suis contente alors d’avoir fait confiance à mon flair”, explique Pauline. “Ma perception des risques serait différente si j’étais un neurochirurgien. Mais je crois que nous pouvons donner aux professionnels davantage de latitude pour agir dans l’incertitude. Aujourd’hui, nous sommes souvent prisonniers de procédures et de protocoles qui sont très défensifs et qui essaient d’exclure ou de supprimer toute incertitude. Et pourtant, l’incertitude, l’imprévisibilité et l’impossibilité de tout planifier, résoudre et contrôler resteront une réalité dans les soins de santé.”

Du système et des gens : travail, soin et justice

Il faut toujours envisager aussi les soins dans le contexte plus large d’une société. Dans nos réflexions sur ce sujet, nous devons partir du principe fondamental selon lequel, en tant que société, nous sommes responsables de chaque citoyen qui en fait partie.

“Les personnes vulnérables sont souvent ballottées d’un système à l’autre : d’un emploi rémunéré à la mutuelle, une caisse d’invalidité, le FOREM ou l’ONEm, le CPAS. Et à chaque étape, le processus recommence pour arriver à en sortir… En tant que médecin généraliste, je vois régulièrement les plus vulnérables se retrouver dans ce carrousel.

Il y a un fort appel pour les réactiver, mais les véritables problèmes sont souvent plus profonds : compétences médicales limitées, manque d’emplois sur mesure, monoparentalité.

Souvent, les gens veulent travailler, mais se heurtent aux limites du système. Songez aux mères isolées qui ont suivi une formation d’aides-soignantes mais qui ne peuvent pas concilier le travail en maison de repos et leur vie de famille. On tombe parfois aussi sur des témoignages qui n’entrent pas dans des cases. Comme cet homme suspecté d’avoir un trouble mental jamais détecté et qui a finalement été placé en détention. S’agit-il d’une situation qui nécessite une prise en charge ou d’une question de culpabilité ? La situation n’est pas toujours claire, mais elle nécessite toujours un regard de soignant. Le soin n’a que faire du jugement.”

D’ailleurs, même des personnes très qualifiées décrochent. On le voit à l’épidémie de burnouts et de problèmes de santé mentale, souvent chez de très jeunes personnes. Le sens du travail mérite d’être redéfini, pas comme une contrainte mais comme une activité porteuse de sens et une stratégie d’épanouissement personnel. Des systèmes comme les permanences téléphoniques pour les médecins, où les employeurs peuvent signaler les maladies de longue durée, exercent une pression supplémentaire. Pourtant, beaucoup de personnes souffrant de douleurs chroniques ou ayant des compétences limitées souhaitent bel et bien travailler, à condition de trouver un travail sur mesure.

“Il y a encore trop peu de collaboration entre les soins et l’emploi (sur mesure)”, observe Pauline Boeckxstaens. “On n’oriente pas assez les personnes vers un travail qui a du sens et qui est faisable pour elles. Nous avons certes des systèmes, mais ils changent constamment et les processus sont peu intégrés avec les soignants et les travailleurs sociaux. Si nous voulons réellement faire la différence là-dessus, nous devons investir dans une prise en charge intégrée en cas d’incapacité de travail de longue durée et de réinsertion professionnelle, pas dans une logique de contrôle ou de contrainte, mais de soins.”

Cette même logique de soins est aussi importante pour ceux-là mêmes qui travaillent dans le domaine des soins. Si nous parvenons à créer des emplois viables dans le secteur des soins, où les professionnels de la santé peuvent avoir un sens pour leurs patients, les usagers ou les habitants du quartier tout en ayant les moyens d’assumer leurs autres fonctions dans la société et leurs rôles personnels, alors je pense que nous pourrons retenir davantage de professionnels dans ce secteur. Il ne s’agit pas seulement du salaire ou des conditions de travail, mais du sentiment de compter vraiment. Les professionnels doivent pouvoir se dire à la fin de leur journée : ‘Aujourd’hui, j’ai fait une différence pour plusieurs personnes’. Voilà ce que signifient les soins pour les professionnels sur le terrain. Avoir une signification, non seulement pour les patients, mais aussi les uns pour les autres.

Les soins de l’avenir : relationnels, locaux, partagés

“Il n’y a pas d’époque plus passionnante que celle-ci pour travailler en première ligne, mener des recherches, enseigner et participer à la réflexion politique”, affirme avec conviction la médecin généraliste et chercheuse qu’est Pauline Boeckxstaens, “Il y a vingt ans, on ne parlait pas encore de zones de première ligne ou de conseils de soins qui avaient envie de faire bouger les choses. Aujourd’hui, il y en a. Et je suis reconnaissante de pouvoir contribuer à cela.”

L’avenir des soins intégrés ne réside pas dans l’augmentation des systèmes numériques, mais dans les réseaux relationnels : des personnes qui se connaissent, qui peuvent s’appeler et qui partagent des responsabilités. Cela a encore été clairement dit en mai 2025 lors de l’ICIC25, la Conférence internationale sur les Soins intégrés. Des collègues y ont discuté du projet SCOPE, que Pauline suit depuis 2016. À l’époque, en tant que chercheuse au Centre for Studies in Family Medicine (Western University, Ontario), elle a eu l’occasion de mener une analyse qualitative de la collaboration interprofessionnelle auprès de personnes souffrant de multimorbidité. Des médecins généralistes, des spécialistes et des allied health professionals se sont réunis en ligne lors de moments de concertation, accompagnés par un ‘nurse navigator’ qui veillait au bon déroulement des choses.

Près de dix ans plus tard, il subsiste de ce projet pilote de 2016 l’essentiel de ce qui fonctionne réellement : l’interaction interpersonnelle, la réflexion et la pensée logique. En effet, le ‘nurse navigator’ fait non seulement le lien entre l’hôpital et le secteur de la santé et des services sociaux de première ligne, mais prend aussi soin des professionnels eux-mêmes. Accessible et abordable, il participe à la réflexion et jette de petits ponts dans des cas complexes où il faut penser et agir hors des sentiers battus et où une orientation rapide est parfois tout à fait appropriée. Cela démontre une fois de plus que la collaboration doit être humaine et accessible et que ce sont finalement les gens eux-mêmes qui la réalisent, et non les processus et systèmes (numériques) que nous avons mis en place pour des soins efficaces et rationalisés.

« L’avenir des soins intégrés ne réside pas dans la digitalisation, mais dans l’interaction et la réflexion humaine. Tout ce que nous développons doit viser cela et faciliter cette interaction. »

“Nous travaillons nous aussi depuis des années au sein d’une équipe interprofessionnelle dans laquelle différentes disciplines se renforcent mutuellement”, raconte Pauline. “Avec des médecins généralistes, des infirmières, des travailleurs sociaux, des réceptionnistes, des dentistes, des psychologues, une nutritionniste et du personnel de soutien, nous donnons forme chaque jour aux soins intégrés de première ligne. Les soins et le bien-être sont véritablement réunis ici, sous un même toit. C’est précisément aux moments où, en tant que médecin, je suis bloquée – sur le plan médical, social ou organisationnel – que je suis si reconnaissante de pouvoir m’appuyer sur des collègues de cette équipe. Ensemble, nous faisons vraiment la différence.”

“Si je pouvais réaliser deux choses, ce seraient celles-ci : l’ancrage structurel du travail social dans les pratiques plus larges de première ligne et la suppression des certificats d’arrêt maladie délivrés par les médecins généralistes. Deux interventions qui créeraient un espace pour une réflexion, une proximité et une véritable collaboration. Et c’est précisément cela, le soin.”

SCOPE (Seamless Care Optimizing the Patient Experience) est une initiative novatrice à Toronto qui relie des professionnels de première ligne avec un réseau de spécialistes, de services hospitaliers et de soins communautaires. Au centre de ce modèle, il y a le ‘nurse navigator’, un ou une infirmier·ère expérimenté(e) qui fait office de personne de contact pour les médecins généralistes. Ce ‘navigator’ les aide à s’orienter dans le paysage de soins, coordonne des demandes de soins complexes et veille à ce que les patients bénéficient rapidement d’un soutien correct et ciblé. Un maillon personnel et accessible comme celui-là rend les soins moins morcelés et mieux adaptés aux besoins réels du patient. SCOPE démontre comment la collaboration, la simplicité et la continuité relationnelle peuvent renforcer fondamentalement la qualité des soins.

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