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Teun Toebes

Les soins sont une question de société. Il est temps de faire évoluer notre narratif. De quoi avons-nous avant tout besoin ? D’inclusion et d’humanité.

 

« La notion de soins dépasse largement le simple acte médical. Pourtant, la vision des soins au sein de notre société est souvent médicalisée et centrée sur le contrôle et la sécurité. Il semble même exister une certaine hiérarchie entre les soins, les actes médicaux étant plus valorisés que les indispensables soins sociaux », affirme Teun Toebes, spécialiste de l’innovation dans le secteur des soins aux Pays-Bas et bien au-delà.

« Ce qui me semble important, c’est la vision de l’humain qui est à la base de notre système de santé. Ce système n’est ni immuable ni issu du Big Bang : il est le reflet de la manière dont nous, en tant que société, voyons les soins de santé. Nous organisons les soins autour de diagnostics, de groupes cibles et de risques. Nous classons, séparons et protégeons les gens sur la base d’indications, parfois avec les meilleures intentions du monde, mais souvent au détriment de leur qualité de vie. »

 

Teun Toebes est un spécialiste international de l’éthique du care et de l’innovation en matière de soins. Il s’est donné pour mission d’améliorer la qualité de vie des personnes souffrant de démence dans le monde entier. Pour se faire, il a vécu trois ans et demi dans le service fermé d’une maison de retraite afin de découvrir de l’intérieur comment nous gérons la démence et comment il serait possible d’humaniser ces soins. Le documentaire Human Forever, ainsi que les livres VerpleegThuis et Een Wereld te Winnen transmettent son message à un public mondial. Avec une large audience en ligne, des apparitions dans les médias internationaux et des interventions lors de grands congrès, Teun fait entendre une voix puissante en faveur de l’inclusion et d’une évolution culturelle.

 

Des soins de qualité commencent par la capacité à adopter le point de vue de l’autre. Le point de départ, c’est écouter les gens et leurs besoins. Ce principe est d’ailleurs également au cœur du travail sur l’éthique du care de Joan Tronto. Ce care commence par la rencontre et la reconnaissance des besoins de l’autre.

Mais les besoins de l’autre ne sont pas au centre des préoccupations dans notre système de soins, ce sont ceux du système qui priment. La maladie est récompensée : plus une personne est malade, plus l’organisation reçoit des financements. Malgré toutes les bonnes intentions du monde, il en résulte un système dans lequel la maladie est centrale. Mais ce faisant, nous rendons les gens plus dépendants que nécessaire.

« Au lieu d’organiser à partir du contrôle, nous devrions faciliter à partir des besoins »

Un élément que Teun Toebes trouve intéressant et beau dans le débat Caruna, c’est qu’il part du souhait d’avoir une vision commune et un narratif partagé. Une base totalement différente de nombreux rapports sur les soins de santé. Ces derniers commencent généralement par une analyse du problème, qui est invariablement : il y a un manque.

Dans notre société occidentale prospère, nous considérons souvent que « plus » est la solution, en partant de l’hypothèse qu’avoir plus mène automatiquement à avoir mieux. Nous voulons donc plus d’argent, plus de temps, plus de personnel, plus de produits. Mais augmenter le volume de personnel ne signifie pas systématiquement que nous faisons ce qu’il faut pour améliorer la qualité de vie. Il se peut également que nous nous contentions de mettre en place des mécanismes de contrôle supplémentaires : de nouvelles listes de liquides et d’aliments, de nouvelles évaluations, de nouveaux actes. Or ces éléments ne contribuent pas en soi au sentiment de bonheur.

Teun Toebes évoque une pratique inspirante en Slovénie. Lors d’une visite dans une maison de retraite près de Ljubljana, il a appris que l’organisation ne percevait pas de financements supplémentaires pour les résidents les plus malades – comme c’est le cas aux Pays-Bas et en Belgique –, mais pour les résidents en meilleure santé. « Ce système permet de supprimer l’effet pervers négatif qui est souvent la norme dans notre système de soins de santé », souligne Teun. Effet direct de cet incitant positif : dans cette maison de retraite slovène, tout est mis en œuvre pour que les résidents restent en forme et socialement actifs. Les résidents sont donc non seulement en meilleure santé, mais aussi plus heureux. Les activités sportives apportent du plaisir, et de petits clubs sociaux se créent un peu partout sur le site en lien avec le voisinage. L’ensemble ressemble davantage à un village qu’à une maison de retraite traditionnelle. (Extrait du livre « Een wereld te winnen » de Teun Toebes et Jonathan de Jong)

Plaidoyer pour un changement culturel

Il est donc important de ne pas penser immédiatement que « plus » est l’unique solution. Même si c’est bien évidemment la solution la plus facile, car elle ne vous revient pas. « Ce qu’il faut en réalité, c’est remettre en question les fondements de notre système de soins de santé et notre vision de l’être humain », souligne Teun. « Puis faire d’autres choix à partir de cette remise en question. Mais cela demandera énormément d’investissement, non seulement du monde politique, mais aussi des organisations de soins de santé, des communes, du domaine social et, surtout, de l’ensemble de la société. »

« Cela nécessite un changement culturel, et c’est précisément ce qui est le plus difficile à réaliser. Car pour que notre système puisse changer, il faut que notre culture change. Un changement de système ne sera que le reflet de ce changement culturel plus profond. C’est justement ce qui rend les choses si délicates, car la culture ne s’achète pas. On ne peut pas dire : nous avons besoin de 100 millions d’euros et tout sera réglé. »

Souvent, un lobbying suffisant permet d’obtenir de l’argent. Mais il ne s’agit pas avant tout d’une question d’argent. Bien entendu, l’argent joue un rôle déterminant dans les mécanismes de notre système de soins de santé. Mais ce sont ces mêmes mécanismes qui nous amènent à aborder les gens comme des patients et à considérer souvent la quantité de vie comme plus importante que sa qualité.

Un exemple, que Teun a lui-même vécu : « Lorsque nous examinons ce qui est considéré comme de bons soins, l’amélioration de la qualité des soins figure souvent en tête de liste. J’ai moi aussi été formé en tant qu’infirmier avec l’idée que l’on est un bon prestataire de soins si l’on améliore la qualité des soins. Nous voyons surtout des soins de qualité comme des soins sûrs. Nous restons obnubilés par le risque zéro, la réduction totale des risques. Alors que la sécurité des soins est considérée comme essentielle dans notre monde occidental, nous oublions souvent que la vie elle-même comporte des risques. Vivre, c’est prendre des risques. »

« Le fait de penser exclusivement en termes de sécurité et de risque ignore la vie quotidienne et entrave gravement la liberté des personnes atteintes de démence et, en fin de compte, de tous ceux qui sont en contact avec elles. »

C’est précisément la raison pour laquelle nous devons oser parler, dans la société, du fait que la vie s’accompagne de risques, même lorsqu’on est confronté à une maladie, un cancer, une démence ou une autre maladie. Et que c’est parfaitement normal.

On est par exemple confronté à un risque d’étouffement dans de nombreux services hospitaliers. Mais quand quelqu’un trouve du sens devant une bonne assiette, ce risque peut être considéré comme acceptable. Même si nous savons que cette personne pourrait s’étouffer, contracter une infection pulmonaire et en mourir. Sauf que : le réflexe de notre système est de protéger, sans s’interroger sur ce qui compte réellement pour les gens eux-mêmes.

La possibilité de « vivre une belle vie » se heurte à des choses qui ne sont souvent pas considérées comme souhaitables dans un environnement contrôlé tel un système de soins de santé : le fait que les gens ont aussi le droit de mourir. La question fondamentale est donc la suivante : quand considérons-nous que la mort d’une personne est acceptable ? Il est nécessaire d’approfondir les connaissances et les discussions à ce sujet, sans donner aux gens l’impression d’être poussés vers la mort simplement parce qu’ils vieillissent. Cela s’applique d’ailleurs également aux plus jeunes. Il nous arrive souvent d’imposer nos normes aux autres. Nous définissons ce que nous pensons être des soins de qualité et nous en faisons la promotion de manière systématique. Une belle vie, c’est aussi une belle mort.

Regarder autrement, c’est faire autrement

C’est la base. Il ne s’agit pas de « penser autrement », car cela reste rationnel, alors que ce système n’est pas purement basé sur la rationalité. Il s’appuie sur une combinaison de raison et de sentiment et est intimement lié à la vision que l’on a de l’être humain. Sa perspective, sa position, mais aussi son pouvoir. Et cela concerne également les soins.

« Ce qui me frappe, y compris en Belgique, c’est que la rhétorique politique autour des soins de santé tourne souvent autour de l’image de héros du prestataire de soins. Mais il est trop facile de présenter les prestataires de soins de santé uniquement comme des héros », affirme Teun. « Les prestataires de soins sont autant une partie du problème qu’une partie de la solution. Nous aussi contribuons, souvent inconsciemment, à une culture du contrôle et de la sécurité. »

« La position de force des prestataires de soins vis-à-vis des personnes qui ont besoin de soins est une sensation que je n’avais jamais eue en tant que prestataire de soins, mais que j’ai clairement ressentie en tant que résident. Et fondamentalement, la question devrait être : qu’en est-il des personnes elles-mêmes ? Que veulent-elles ? Si nous voulons vraiment écouter les personnes atteintes de démence, il faut adopter une attitude fondamentalement différente et des méthodes adaptées. » Ce n’est qu’à cette condition que nous obtiendrons des réponses différentes, plus authentiques. L’inclusion n’est pas une option. Mais elle exige un changement de perspective, y compris sur le plan juridique. Comment reconnaître la voix des gens atteints de démence d’une manière qui rende justice à leur personne et à leur expérience ?

Heureusement, l’urgence d’ouvrir les services fermés dédiés aux personnes atteintes de démence se fait de plus en plus sentir. Aux Pays-Bas, de plus en plus de maisons de retraite gardent leurs portes ouvertes. Et que constate-t-on ? On ne retrouve pas les résidents dans les rues. La peur est mauvaise conseillère. L’inspection néerlandaise des soins de santé visitera également plus de 80 structures de soins à partir d’août 2025 en se concentrant tout particulièrement sur le thème de la « vie en liberté ». C’est très encourageant, car c’est ainsi que les changements nécessaires intégreront nos systèmes.

C’est pourquoi Teun préconise d’abandonner l’expression « intra-muros » dans des projets comme Caruna. Ce terme signifie littéralement : à l’intérieur des murs. Et c’est là que réside le problème. Nous pensons que la sécurité ne commence qu’à l’intérieur d’un établissement. Mais ce que nous créons alors, c’est de l’isolement et donc de l’exclusion. La société disparaît. Les courses sont livrées, la lessive est faite, le jardinier s’occupe des espaces verts. Plus aucune participation n’est nécessaire.

Teun cite un excellent exemple tiré du contexte néerlandais. « Aux Pays-Bas, contrairement à la Belgique, nous travaillons avec des assureurs maladie et des Zorgkantoren (agences de soins) plutôt qu’avec des mutualités. Dans la région d’Hilversum, un assureur maladie a conclu un contrat régional pluriannuel à l’échelle du secteur en réponse au vieillissement de la population et à l’augmentation de la demande de soins. Les organismes de soins de santé (maisons de retraite, soins à domicile et hôpitaux) de la région ont proposé de travailler avec un budget fixe pour trois ans. En contrepartie, ils prennent la responsabilité de répondre à la demande croissante de soins avec ce montant fixe. Cela signifie : moins d’argent par personne, mais plus d’espace pour innover sur une base pluriannuelle et collaborative, et donc, au final, de fournir de meilleurs soins. »

Le mouvement est clair : réduire les soins intra-muros, en établissement, au profit d’une meilleure prise en charge à domicile. Pensez aux soins hospitaliers qui pourraient être transférés vers le domicile. En effet, en raison du manque d’activité physique et de l’environnement perturbant, les personnes vulnérables quittent souvent l’hôpital dans un état pire qu’à leur arrivée. L’initiative vient des organismes et des assureurs maladie eux-mêmes, bien qu’elle ait été encouragée par le gouvernement. Elle illustre la manière dont le système peut soutenir la transition que beaucoup envisagent.

Il existe cependant une condition préalable essentielle : la confiance. Lorsque les relations entre les différents acteurs sont tendues, la coopération s’essouffle. Et sans coopération, pas de changement. Les initiatives réussies le démontrent à chaque fois : le maintien de bonnes relations est au moins aussi important que la politique menée.

Public-privé

« Nous devrions également parler des soins privés », estime Teun. « C’est toujours un sujet sensible en Belgique, mais j’ai un regard plus nuancé. Il ne s’agit pas d’une question de bien ou de mal. Quand j’analyse ce qui se fait les Pays-Bas, je constate que les organismes privés de soins de santé ont parfois beaucoup à apprendre beaucoup aux institutions publiques, et vice versa. »

« Ce qui me frappe, c’est que les soins de santé privés emploient souvent des personnes dotées d’un esprit d’entreprise. Des personnes qui se mettent dans la peau du bénéficiaire, écoutent attentivement ce dont ils ont besoin. L’expression “le client est roi” ne convient peut-être pas au secteur des soins de santé, mais une réflexion centrée sur le client a du sens. »

Les entreprises privées de soins de santé ont tendance à être plus prudentes en ce qui concerne les dépenses qui ne contribuent pas à leur objectif principal. On leur reproche parfois à juste titre de priver notre système collectif de ressources. Mais renversez le problème. Qu’en est-il des dirigeants d’organisme financé par des fonds publics qui ne contribuent pas à l’innovation, bien qu’ils sachent pertinemment que cela relève de leur mission sociale ? N’est-ce pas au moins aussi, voire plus dommageable à long terme ?

La question est donc la suivante : est-il vraiment utile de maintenir systématiquement une distinction aussi nette entre le public et le privé ? Évitons surtout que cette distinction devienne une excuse pour ne pas réfléchir sur soi-même et faire des choix différents.

Prenons l’exemple d’un prestataire de soins privés aux Pays-Bas qui ouvre ses portes aux personnes atteintes de démence, sans système coûteux de suivi et de traçage, sans gaspillage. Les portes de son établissement restent simplement ouvertes. Nous pouvons en tirer des enseignements. En effet, la maison de retraite où j’ai vécu a acheté un système pour un total de 200 000 euros de fonds publics sans ouvrir réellement ses portes.

Bien sûr, nous devons éviter que les prestataires privés fassent des profits excessifs. Cela va de soi. Mais les marges sont faibles dans ce secteur. Aux Pays-Bas, elles sont d’environ 2 % dans de nombreux centres de soins résidentiels.

Dire non à la langue imposée par le système, dépasser les rôles et termes, et privilégier des relations qui ont du sens

Dans les soins de santé, la langue du système est un frein subtil mais puissant à l’orientation sur l’humain, à l’humanité. « Des termes comme “soins formels” et “soins informels” semblent neutres, mais ils réduisent les relations à des rôles et des responsabilités fonctionnels », analyse Teun. « Personne ne se qualifie spontanément de “prestataire de soins informels”. C’est la langue du système, pas celle de la vie. »

Suivant la perspective institutionnelle, les soins sont fondamentalement une structure, et non une relation. Cela crée une distance entre les personnes, alors même qu’il faut créer de la proximité. Cette langue ne tient aucun compte de la complexité des relations humaines et est totalement contraire à l’approche préconisée par Joan Tronto, selon laquelle les soins sont synonymes d’engagement, de réciprocité et de responsabilité morale.

Un autre exemple est l’utilisation du label « Dementia Friendly », « adapté aux personnes atteintes de démence ». Aux Pays-Bas, il existe une publicité dans laquelle un homme se tient dans la rue, l’air perdu. La question est : comment réagissez-vous dans cette situation ? La réponse dite « Dementia Friendly » est : vous vous approchez de lui et lui demandez si vous pouvez l’aider. Mais cela a-t-il réellement un rapport avec la démence ? Ou s’agit-il simplement de savoir dans quelle société nous voulons vivre ? Une société où l’on prend soin les uns des autres, ou pas ? »

DLe terme « Dementia Friendly » suggère l’inclusion, mais soulève également des questions. L’accent est placé sur les personnes atteintes de démence, mais qu’est-ce que cela signifie pour les personnes souffrant de lésions cérébrales acquises (LCA) ou d’autres handicaps ? L’inclusion des uns ne doit pas signifier l’exclusion des autres. On se retrouve ainsi une sorte d’éthique des nombres : votre situation ne devient une priorité politique qu’à partir du moment où vous êtes suffisamment nombreux. Et le danger est alors qu’à partir d’une position marginalisée, vous placiez les autres en dessous de vous juste pour pouvoir vous faire entendre.

Nous devons veiller à ne pas laisser les communautés résidentielles et les habitats groupés naître uniquement dans le giron d’établissements de soins. Car des diagnostics et autres indications restent alors le ticket d’entrée. C’est exactement la manière dont fonctionne notre système de santé actuel : seules les personnes ayant un diagnostic ou une indication peuvent y accéder.

Un système de soins de santé ne devrait pas partir de diagnostics et d’indications, car c’est penser en termes d’exclusion. Il devrait plutôt partir de l’inclusion et des communautés. Ce peut être une rue, un quartier, mais aussi d’une zone plus étendue. Car c’est précisément à ce niveau, dans les relations avec les autres, que se situent souvent le véritable sens et la qualité de vie.

Les soins sont une question de société

« Ce que nous faisons en réalité, c’est construire des mondes pour les personnes malades », explique Teun. « Pour chaque pathologie, il existe un institut, une structure distincte. Il en résulte un semblant d’inclusion au sein d’une exclusion fondamentale : on vous exclut sur la base de votre diagnostic, puis, au sein de cette exclusion, on essaie de créer l’environnement le plus inclusif possible. »

Mais de véritables communautés ne se forment pas uniquement sur la base de besoins de soins. Elles naissent du partage, de la proximité, du vivre-ensemble. Si nous voulons construire des communautés inclusives, nous devons cesser de considérer le système de soins de santé comme le point de départ.

Il faut initier un glissement. L’intérêt social doit occuper la place centrale, et les intérêts des organisations doivent lui être subordonnés. C’est complexe, mais nécessaire. Car tant que des intérêts institutionnels restent dominants, nous aborderons les soins comme un problème, alors qu’il s’agit essentiellement d’une question de société. C’est le cœur du problème : les soins ne sont pas une île. Ils constituent un bien social qui concerne tout le monde.

Teun remarque qu’en Belgique, le débat éthique tourne souvent autour de l’euthanasie des personnes atteintes de démence. Mais l’éthique, c’est bien plus que cela. L’éthique concerne la manière dont nous vivons ensemble et dont nous abordons la vulnérabilité, les valeurs que nous plaçons au centre de nos pratiques de soins. Cette réflexion éthique plus large devrait être abordée plus souvent. Nous devrions nous demander constamment : pourquoi faisons-nous les choses comme nous les faisons ?

Vivre ensemble, habiter ensemble

À long terme, nous devons développer davantage de formes d’habitats sociaux. C’est le constat de Teun Toebes et de son ami et réalisateur Jonathan de Jong. Mais cela ne fonctionnera pas si les CPAS sont seuls à la manœuvre. On obtiendra alors un autre environnement de soins de santé classique, avec toutes les structures que cela implique. Si l’on demande aux organismes de soins de développer ces formes d’habitat, ils vont souvent y greffer leur culture existante : cadres de qualité, politiques d’achat, normes de « bons » meubles (que l’on déplace facilement ou résiste à l’incontinence). On reproduirait ainsi l’ancien modèle intra-muros dans un nouveau contexte. Nous devons abandonner les « centres d’accueil », où les gens sont maintenus en vie en toute sécurité, au profit d’« environnements de vie » qui permettent de mener une vie normale, avec tous les risques que cela comporte.

Dans ce contexte, Teun mentionne l’initiative de soins résidentiels « De Boomgaard » à Kessel-Lo (Louvain : https://boomgaard.livez.be) qui veut replacer les soins au centre de la société. Le projet développé sur le site de l’ancienne école primaire De Boomgaard est le fruit d’une collaboration entre quatre organismes de soins louvanistes regroupés au sein de la coopérative Livez et le Stadsmakersfonds. « La particularité de De Boomgaard est qu’il ne s’agira pas d’un centre de soins classique, mais d’un environnement résidentiel basé sur le quartier. »

De Boomgaard combine des chambres dédiées aux soins, des logements en duos, des maisons familiales et des studios, avec un lieu de rencontre dans un environnement verdoyant. Le quartier lui-même joue un rôle actif dans la gestion et l’animation du lieu. Des personnes qui présentent des besoins de soins divers peuvent s’y établir, sans que leur diagnostic constitue un quelconque point de départ. L’initiative vise donc à répondre à la fragmentation entre soins et lieu de vie. L’objectif est de créer une communauté inclusive où les soins sont intégrés dans la vie quotidienne et non maintenus dans des institutions distinctes.

Soins invisibles

Si nous voulons une société solidaire, nous devons repenser non seulement nos systèmes, mais aussi nos rues, nos places et nos bâtiments. Les soins ne sont pas seulement visibles dans les hôpitaux ou les centres de soins résidentiels, mais aussi dans les espaces publics, les endroits où les gens se rencontrent, se déplacent et se détendent. Aujourd’hui, notre espace public est souvent aménagé de telle sorte que les personnes dont la voix est marginalisée en sont exclues. Prenons l’exemple des bancs conçus pour que l’on ne puisse pas s’y allonger, afin d’empêcher les sans-abri d’y dormir. On peut y voir une forme de démonstration de force : quelqu’un à la commune décide que le « problème » doit être résolu. Et on se retrouve avec ce type d’infrastructure. Or notre espace public ne doit pas devenir expression de l’individualisme, mais un lieu qui invite à la collectivité et à la connexion.

La place de la gare d’Utrecht est un exemple d’espace public inclusif. Conçue dans un souci d’accessibilité et de rencontre, elle est utilisée par des groupes de personnes diversifiés. Son agencement ouvert et ses espaces où l’on peut s’asseoir en font un lieu qui stimule la collectivité et les relations intergénérationnelles. La place de la République à Paris est un autre bel exemple d’espace public qui embrasse la diversité. La place fait office de lieu de connexion à la fois symbolique et physique, où les gens se rassemblent pour des manifestations, des commémorations et des activités culturelles. L’agencement ouvert et accessible en fait un espace partagé qui invite à l’interaction sociale.

Un véritable changement est possible. Qu’attendons-nous ?

« Pour que la personne ne disparaisse pas, nous devons continuer à la voir comme telle », souligne Teun. « Quand nous considérons des personnes comme des patients, notre système de santé répond aux besoins. Mais que se passerait-il si nous continuons à voir les personnes comme des personnes, indépendamment de leur âge ou de leurs pathologies ? Notre système changerait du tout au tout. Non seulement l’exclusion ferait place à l’inclusion, mais les systèmes se transformeraient en relations. »

Nous pensons souvent que nous réalisons de grandes avancées, mais il s’agit la plupart du temps de petits pas en marge de notre système. Nous savons ce qu’il fait faire. Nous sommes d’accord là-dessus. Mais alors pourquoi n’osons-nous pas réellement changer le système ? Parce que la situation est trop confortable. Notamment pour les acteurs du système. Et parce que nous avons peur de perdre ce que nous avons construit.

 Il est donc essentiel de créer autour de Caruna – et en particulier pendant le sommet sur les soins de novembre 2025 – un environnement où les gens peuvent se serrer les coudes dans les moments difficiles. Dans lequel les secteurs se soutiennent mutuellement et les erreurs ne donnent pas automatiquement lieu à des reproches. Car ce n’est que dans un tel contexte de sécurité qu’un véritable changement devient possible. La MC facilite un dialogue social important qui peut également entraîner des changements en interne. Le changement fait mal, mais ne rien faire est pire.

 « Je crois que si nous osons perdre, ceux qui comptent y gagneront. #HumanForever »

 

En savoir plus sur la quête internationale de Teun Toebes et Jonathan de Jong

  • https://article25foundation.com: Le nom de la Fondation fait référence à l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cet article dispose que toute personne, quelles que soient ses limitations, a droit à une certaine qualité de vie : le niveau de vie suffisant.
  • Documentaire Human Forever (2024). Plus d’infos : https://human-forever.com/the-film
  • Teun Toebes et Jonathan de Jong (2023). Een Wereld te Winnen. Mijn internationale zoektocht naar een andere kijk op dementie.
  • Teun Toebes et Jonathan de Jong (2023). VerpleegThuis. Wat ik leer van mijn huisgenoten met dementie. Édition révisée. Également disponible en anglais : Housemates. Everything One Young Student Learnt about Love, Care and Dementia from Living in a Nursing Home
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