Véronique Brahy
Prendre soin à l’école : l’expérience de Véronique Brahy et de La Providence
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Dans un quartier défavorisé d’Anderlecht, l’école La Providence accueille près de 380 jeunes dont beaucoup ont grandi dans des conditions de vie fragilisées : pauvreté, isolement, traumatismes familiaux, difficultés scolaires. À la tête de cette école “à défis”, Véronique Brahy défend une vision élargie de l’éducation. Pour elle, instruire ne suffit pas : l’école doit aussi prendre soin, au sens le plus large et le plus profond du terme.
Véronique Brahy consacre sa carrière au monde éducatif, où elle occupe depuis 2017 la direction de l’école La Providence à Anderlecht. Historienne de formation et agrégée de l’enseignement secondaire supérieur, elle a d’abord enseigné l’histoire et l’histoire de l’art pendant près de vingt ans, avant d’assumer différentes fonctions de direction et de conseil, notamment au sein du Cabinet de la Ministre de l’Éducation. Son parcours l’a également menée à Madagascar, où elle a coordonné des projets de construction d’écoles et de développement rural. Engagée pour une école inclusive et citoyenne, elle a initié de nombreux projets favorisant l’orientation des élèves, l’accompagnement des besoins spécifiques et le dialogue constructif avec les familles. Animée par une vision humaniste du rôle de l’école, Véronique Brahy place l’épanouissement des jeunes et la qualité du vivre-ensemble au cœur de son action.
Ce témoignage, recueilli dans le cadre du projet Caruna, résonne comme un signal fort pour notre société. Car prendre soin ne peut plus être considéré comme une activité réservée aux acteurs de la santé. C’est une responsabilité collective, qui commence dès l’école, dans l’accueil des plus jeunes et des plus fragiles.
“Prendre soin, c’est d’abord écouter, être disponible et respecter chaque jeune. Qu’il sente qu’il compte aux yeux des adultes.”
Prendre soin des jeunes : un acte fondateur
Quand on lui demande ce que signifie “prendre soin”, Véronique Brahy répond par trois mots simples : disponibilité, écoute, respect. Ces trois piliers constituent le socle de sa pratique quotidienne et de celle de son équipe.
Très tôt dans nos échange, elle illustre cette pratique en nous racontant l’histoire d’un adolescent arrivé dans l’école dans un état de grande détresse. À 16 ans, il souffrait déjà d’une déficience visuelle et venait d’apprendre qu’il allait devenir aveugle. Son rêve de devenir camionneur s’était effondré et il s’était totalement fermé aux autres et renfermé sur lui-même. Pourtant, à La Providence, quelque chose s’est passé. Ses enseignants l’ont soutenu, ses nouveaux camarades l’ont vraiment entouré et l’école l’a accompagné (en mobilisant aussi des partenaires extérieurs – comme la Ligue Braille). La confiance étant revenue, l’adolescent s’est finalement construit un nouveau projet.
“Il a dit un jour : l’école m’a sauvé. Pas seulement les adultes, mais aussi mes copains.”
Ce récit illustre ce que représente le soin à l’école : offrir un espace où chacun peut se reconstruire, même quand tout semble perdu. Une atmosphère de bienveillance, visible et tangible, qui rejaillit sur les relations entre élèves et nourrit leur propre capacité de solidarité.
Une chaîne intégrée : social, santé, éducation
À La Providence, le soin ne se limite pas à des gestes d’accueil. Il s’inscrit dans une logique d’accompagnement global. L’école dispose d’une cellule psychosociale composée d’une psychologue, d’une logopède et d’une assistante sociale. Ces professionnels travaillent main dans la main avec les enseignants et avec les familles, afin d’apporter des réponses adaptées aux besoins multiples des élèves.
Mais l’école ne peut agir seule. Elle collabore avec un réseau d’associations et d’organismes extérieurs – dont la Ligue Braille, dans le cas de l’élève malvoyant – pour compléter ses dispositifs. Cette synergie illustre la nécessité de penser le soin comme une chaîne intégrée, où le social, la santé et l’éducation ne sont pas cloisonnés mais reliés.
“On ne peut pas isoler l’école du reste. Éduquer, soigner et soutenir socialement, ce sont trois maillons d’une même chaîne.”
Or, cette chaîne reste fragile. Les acteurs sont nombreux, mais la coordination fait défaut. Associations qui se chevauchent, financements dispersés, manque de centralisation de l’information… autant d’obstacles qui réduisent l’efficacité des actions menées. Brahy plaide pour une rationalisation intelligente des moyens : moins de saupoudrage, plus de cohérence et de lisibilité.
Le tissu associatif à Anderlecht
La commune d’Anderlecht, l’une des plus défavorisées de Belgique, concentre pourtant un tissu associatif extrêmement riche. Des dizaines d’associations œuvrent au quotidien pour soutenir les familles, accompagner les jeunes, offrir une aide alimentaire ou culturelle. Mais cette richesse se transforme parfois en foisonnement illisible. “Cela fait neuf ans que j’essaie d’avoir une vision claire de qui fait quoi”, témoigne Véronique Brahy. L’enjeu, selon elle : se recentrer, éviter les superpositions et créer de vraies synergies au service des habitants.
Évolutions récentes : une société « sous pression »
Si la crise du COVID a marqué l’opinion publique par l’accentuation des troubles psychologiques chez les jeunes, à La Providence la réalité est différente. Les élèves vivaient déjà avec des problèmes autrement plus fondamentaux : faim, insécurité, violences, instabilité familiale. “Le COVID n’a pas été une rupture pour eux, mais une aggravation d’un quotidien déjà difficile.”
Mais les difficultés ne concernent pas uniquement les jeunes. C’est toute la société qui semble vivre sous pression. Dans le monde du travail, les burn-outs se multiplient, la fatigue et la perte de sens s’installent. Beaucoup disent ne plus “avoir envie de travailler” ou se sentir perpétuellement débordés.
Le système de santé, lui aussi, illustre cette dérive : une consommation croissante de soins, parfois encouragée par l’offre elle-même, nourrit un cercle vicieux de surconsommation. Résultat : des services déjà débordés, des professionnels épuisés, et un sentiment d’impasse.
“On est dans un cercle vicieux qui nous oblige à nous arrêter et à réfléchir.”
Pour Véronique Brahy, cette pression généralisée rejaillit sur les jeunes. À la précarité matérielle s’ajoute la perte des solidarités informelles et l’individualisme renforcé par les usages numériques :
“Avec un smartphone, vous n’avez même plus besoin de demander votre chemin. Vous ne parlez plus aux gens. On vit chacun dans sa bulle.”
Au final, ce n’est pas tant la jeunesse qui est “plus fragile” qu’avant : c’est une société tout entière qui est devenue plus dure, plus exigeante, plus fragmentée. Et cela appelle à repenser en profondeur nos priorités collectives.
Solidarité : apprendre des communautés allochtones
Sur la question de la solidarité, les élèves qui fréquentent La Providence ont un vécu très différent de ce que l’on peut observer dans les écoles « plus nanties ». de nombreuses formes de solidarité sont encore vivantes dans certaines communautés issues de l’immigration, en particulier musulmanes.
“Dans ces cultures, la solidarité n’est pas un choix : c’est une manière d’être. On aide son voisin naturellement. Nous avons beaucoup à apprendre de ce vivre ensemble qui a fort changé les dernières années dans la culture occidentale.”
Ces solidarités se vivent dans les quartiers, dans les familles élargies, dans la manière de partager les repas ou de se soutenir au quotidien. Elles offrent un contraste saisissant avec l’individualisme ambiant, et rappellent que le soin est avant tout collectif.
Pauvreté infantile en Belgique
En Belgique, près d’un enfant sur cinq grandit dans un ménage à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale (source : Statbel, 2024). Dans certaines communes de Bruxelles, ce taux dépasse 30 %. Ces enfants arrivent à l’école avec des besoins accrus en termes de santé, d’alimentation, de suivi psychologique et de soutien social. Les établissements en “encadrement différencié”, comme La Providence, reçoivent des moyens supplémentaires… mais insuffisants face à l’ampleur des défis.
Responsabiliser sans assister
Pour Véronique Brahy, prendre soin ne signifie pas tout donner sans condition. Elle refuse que les élèves soient placés dans une posture d’assistanat. Concrètement, cela se traduit dans le quotidien de l’école par des signaux clairs. Par exemple, la gratuité totale des activités extérieures ou des manuels scolaires n’est pas de mise : une contribution sera toujours demandée.
“Bien sûr, des mécanismes d’aide peuvent être activés pour celui qui est dans la plus grande difficulté. Mais pour les autres, même une petite contribution représente un geste important. Ne pas tomber dans l’assistanat, c’est une manière de respecter les jeunes, de leur faire sentir la valeur des choses.”
Cette philosophie vaut aussi pour la sécurité sociale, qu’elle décrit comme “notre bien le plus précieux”. Mais elle met en garde contre sa banalisation et les abus liés à une consommation systématique et irréfléchie des soins.
“Un droit, oui, mais pas un automatisme.”
Pour elle, il est urgent que chacun reprenne conscience de ce que signifie “payer ses impôts” dans notre pays. Derrière chaque cotisation se cache une immense richesse collective : un accès aux soins, une pension, une école quasi gratuite, une culture subventionnée, des infrastructures publiques. Ce confort, que beaucoup considèrent comme acquis, est pourtant exceptionnel à l’échelle mondiale.
Elle raconte avoir vécu deux ans à Madagascar, dans un village de brousse : “Là-bas, il n’y a pas de pension, pas de sécurité sociale. On mesure alors la chance inouïe que nous avons ici.” Ce contraste la pousse à alerter contre un usage inconsidéré de notre système : certificats médicaux demandés pour un simple rhume, consultations banalisées à prix dérisoires… “On ne respecte plus la valeur réelle des soins et du travail des soignants.”
En d’autres termes, il ne s’agit pas de remettre en cause l’universalité de la sécurité sociale, mais de rappeler que sa pérennité dépend de l’usage que chacun en fait. Comme elle le souligne :
“Si nous ne l’utilisons pas intelligemment, elle finira par disparaître.”
Les leviers pour le « prendre soin de demain »
Face aux défis actuels, il est évident que le chantier sur le sujet du « prendre soin » est énorme… Différents champs d’action peuvent être mobilisés dès aujourd’hui pour préparer le prendre soin de demain :
- Recentrer les moyens sur les plus défavorisés, plutôt que d’étendre des mesures universelles qui profitent d’abord aux classes moyennes et aisées.
- Mieux coordonner les acteurs sociaux, de l’éducation et de la santé pour éviter la dispersion et le chevauchement.
- Travailler en réseau et multiplier les interlocuteurs car chaque situation et chaque individu est unique et c’est par la pluridisciplinarité et le transdisciplinaire que le meilleur soin peut être prodigué.
- S’inspirer des communautés solidaires, pour revitaliser un tissu social fragilisé par l’individualisme.
- Donner à l’école un rôle central dans la construction d’une citoyenneté consciente : apprendre aux jeunes à reconnaître la valeur des biens communs, à utiliser la sécurité sociale avec responsabilité, à comprendre les codes de la solidarité.
“Prendre soin à l’école, c’est préparer une société plus juste.”
L’école au cœur du prendre soin
L’expérience de La Providence montre combien l’école est au cœur du prendre soin. Ce n’est pas seulement un lieu de savoirs, mais un espace de reconstruction, de solidarité et d’éducation citoyenne.
Si nous voulons repenser le prendre soin dans notre société, il faudra élargir notre regard : au-delà des institutions de soins, le soin commence dès l’école, au contact des plus jeunes. C’est là que se joue une grande partie de notre avenir collectif.
En guise de conclusion, nous avons demandé à Véronique Brahy de réfléchir à une citation qui pourrait le mieux illustrer nos échanges et l’avenir du prendre soin dans notre société :
"D’où l’urgence de radicaliser la bienveillance … : pratiquer cet état d’esprit sans peur, sans honte, sans modération et sans nuances. "
Après cela, il n’y a plus rien à ajouter…